En ce temps de crise sans précèdent pour l’humanité, les pays les moins développés, à l’instar de la Tunisie, sont les plus fragiles. Et ce, sur les plans sanitaires et économiques. Ainsi le choix devient très difficile. Qui sauvera l’économie ou la santé de nos concitoyens? Ceci nous rappelle la fameuse citation de Taraq Ibn Ziyed: “Ô gens, où est l’échappatoire? La mer est derrière vous et l’ennemi devant vous. Et vous n’avez par Dieu que la sincérité et la patience.”
Que nos politiques soient sincères, dans leur volonté de dépasser leurs tiraillements politiques pour sauver la nation. Et que nos compatriotes soient patients pour respecter l’état d’urgence. Contribuant avec bravoure à la reconstruction sanitaire et économique, suite à cette crise du Covid-19.
Comment une catastrophe se transforme-t-elle en crise économique?
Pourtant, une récente étude chinoise montre que les inondations survenues en Chine entre 2003 et 2010 ont engendré un ralentissement de l’activité industrielle de 28.3%. Sur la même période, une équipe allemande estime les pertes indirectes subies par l’Europe à 50% des pertes directes subies par la Chine. Alors, comment une catastrophe naturelle conduit-elle à de tels impacts économiques?
C’est la chaîne de distribution. Chaque entreprise est un maillon d’une longue chaîne. Car, si un fournisseur ne livre pas ses clients à cause d’une crise sanitaire ou naturelle ou financière. Ces derniers se trouvent en chômage technique et toute la chaîne de production est impactée.
Ainsi, les inondations en Chine causaient des dommages à certaines entreprises. Celles-ci ont arrêté temporairement de fournir l’Europe. En conséquence, le vieux continent réalisait des pertes économiques sans avoir été touché par n’importe quelle inondation. C’est ce qu’on appelle les pertes indirectes, ou encore la deuxième vague de la crise.
Une crise à vagues multiples
En 2019, j’ai réalisé avec une équipe japonaise une simulation de large échelle. Elle visait à comprendre les vagues multiples provoquées suite au désastre de Fukushima de mars 2011.
En effet, le séisme, suivi d’un tsunami et de la destruction d’une centrale nucléaire, rasait des villes. Il tua des innocents et détruisit des entreprises. Ce fut la première vague: les pertes directes. La chaîne de distribution était à l’arrêt dans plusieurs endroits et sur plusieurs jours à cause des entreprises touchées à Fukushima.
Puis, des entreprises clientes du reste du Japon ont vu leur production ralentir, voir s’arrêter. Les pertes financières s’accumuler; et ce fut la deuxième vague des pertes économiques indirectes.
Ensuite, une troisième vague, moins attendue, voyait le jour six mois après la catastrophe. Des entreprises déclaraient faillite. Le taux des impayés des crédits commençait à grimper. Les banques craignant une crise financière arrêtèrent d’alimenter l’économie. On observa de nouveau des entreprises en difficulté à cause de la récession financière. Il fallut 16 mois au Japon pour retrouver la dynamique de sa production et la stabilisation de son système financier.
Alors, dans notre étude, on démontre qu’une telle crise a un pic de pertes qui se situe deux mois après les pertes directes. Au Japon, ce pic faisait environ 20% des pertes en indice de production industrielle, en comparaison avec l’avant séisme. Plus ce pic de perte est retardé dans le temps, plus la relance économique serait difficile. Par exemple, le pic des pertes au Japon suite à la crise financière de 2008 arriva quatre mois après la faillite de Lehman Brothers. Ce qui retarda la relance économique de 28 mois.
De même, on a démontré que la relance économique est plus rapide si les banques augmentent leurs capacités de concours à l’économie réelle. Et ce, de 20% en moyenne sur une année après la catastrophe de Fukushima. Sans des injections étatiques durant toute la période de la crise, on constate que toute l’économie risque de sombrer dans le chaos.
Les spécificités de la crise COVID-19
Cependant, deux différences majeures existent entre les crises d’origine naturelle et celles d’origine sanitaire, à l’instar du Covid-19.
D’abord, la première différence, c’est que la crise naturelle est ponctuelle (un séisme frappe et part). Alors que la crise sanitaire est persistante. Par conséquent, le temps de la première vague est très long. Ce qui mène à un retard considérable du pic des pertes économiques de la deuxième vague.
Quant à la deuxième différence, c’est que la crise naturelle frappe un seul pays qui pourrait éventuellement compter sur ses amis. Alors qu’une pandémie frappe le monde et chacun se retrouve chacun pour soi.
D’ailleurs, il suffit d’une étude statistique simple sur la dynamique de la chaîne de distribution mondiale. Elle montrera l’impact du Covid-19 sur le commerce international.
Et la Tunisie dans tout cela
Comme conséquences sur la Tunisie, la première vague s’arrêtera avec la disparition du virus. Et ce, en termes de contagion locale et la reprise de la vie habituelle en dehors du confinement. Tous les signaux laissent à penser que ceci ne se ferait pas avant moins de six semaines.
Si la capacité des entreprises pour relancer leurs activités est similaire à celles des entreprises japonaises, en tenant compte de six semaines de propagation virale, j’estime que le pic de pertes indirectes économiques serait dans quatre à cinq mois.
Pour être honnête, toutes les données manquent pour donner des estimations correctes de la situation. Les seules estimations que certains économistes avancent sont en simulant des chocs exogènes sur des variables macroéconomiques. Et ce, en s’appuyant sur différents scénarios selon des degrés de pessimisme. Un tel effort est louable, mais largement insuffisant pour construire un vrai tableau de bord à même de piloter la sortie de la crise.
Ainsi, le premier facteur manquant est l’estimation des pertes directes et de l’ampleur du choc exogène. Pour ceci, l’équipe de la modélisation de la contagion épidémiologique devrait estimer la courbe la plus correcte de la propagation locale du Covid-19. Tout en minimisant l’incertitude de l’intervalle de confiance. Un tel travail n’est possible qu’en multipliant les tests de dépistage du virus. Pour pas moins de 5 000 tests par jour distribués selon la densité de la population tunisienne et par région.
Après, la deuxième donnée plus compliquée à avoir, ce sont les données économiques larges (« big data »). En d’autres termes, aller au-delà des observations macroscopiques des indicateurs économiques. Et avoir l’information de l’entreprise dans son réseau économique, en identifiant les chaînes de distribution nationale et internationale. Ceci facilitera l’estimation de la propagation de la deuxième vague des pertes. Malheureusement, en Tunisie les “big data” sont totalement absents. Ceci rend la mission de piloter avec clairvoyance une telle crise extrêmement compliquée.
Les scénarios après le COVID-19
La théorie des crises économiques identifie trois scénarios de développement après un choc. Un premier scénario est la non-convalescence. Ainsi, le pays frappé par une crise ne réussit pas à retrouver sa dynamique économique d’avant le choc. Ce qui est le cas de la Grèce, suite à la crise de 2008 et de la Tunisie suite à la crise de 2011.
Le deuxième scénario est la convalescence qui montre que des économies, impactées par des facteurs exogènes, subissent des pertes et un ralentissement économique. Mais réussissent à retrouver leurs niveaux de croissance d’avant la crise.
Le troisième scénario s’appelle “Meilleure reconstruction”. Il montre que des pays affectés par une crise, subissent des pertes. Mais réussissent; et ce grâce à la catastrophe, à se développer dans un état meilleur que celui d’avant le choc. Des exemples classiques: le Japon et l’Allemagne après la deuxième guerre mondiale; ou encore les Etats-Unis après la crise financière de 2008.
La “Meilleure reconstruction” en Tunisie est possible à condition de comprendre que même si par chance le Covid-19 ne faisait pas des ravages. D’autres crises vont s’abattre sur le pays en commençant par la crise climatique qui commence à faire ses effets. La recette n’est pas miraculeuse. Après cette crise, il faut en effet investir en priorité absolue dans le savoir, la culture et la recherche et développement.