La cuisine est l’activité la plus représentative des valeurs partagées dans une société. D’ailleurs, quand la marmite mijote à vide, ça craint au plus haut niveau de l’Etat, et on n’a jamais pu remplacer le pain, même celui que l’on retrouve dans les poubelles, par de la brioche. L’ennui, c’est que tout le monde sait que des quantités imposantes de pains non consommés sont régulièrement jetées à la poubelle, sans que personne ne s’en émeuve. Dans notre cuisine interne, celle qu’on veut souveraine, soulever la question est tabou, d’autant plus que tous les contribuables finissent par payer au prix fort les compensations que l’Etat inscrit aux pertes structurelles. Il n’y a pas de morale à cette histoire, sauf quand on souscrit au proverbe qui veut laisser croire qu’on sent moins la douleur quand c’est notre propre main qui nous donne des coups. La preuve, depuis la révolution, on ne cesse de s’auto-flageller en votant avec nos pieds, tout en nous délectant du mal qui nous ronge.
C’est là, la preuve que les proverbes ont cette capacité non négligeable de nous laisser l’illusion d’avoir tout compris quand la réalité perd ses repères rationnels. Nos ancêtres auraient quelque part tout compris dans les aléas du monde et anticipé ainsi sur la sagesse à avoir au quotidien. Il va de soi que le quotidien en question est fait du souci de manger, n’importe comment, mais manger tout de même, et dans la discrétion qui sied, permet de faire l’amour en attendant la guerre.
Cela dit, il faut le dire, il n’y a pas de bonne cuisine sans un savoir-faire minimal concernant l’usage des épices. C’est un art qui se transmet en général entre générations. Cela étant, et contrairement à ce que laisse entendre l’appellation, on ne va pas chercher les bonnes épices chez l’épicier. Avec l’épicier, on est réputé faire des calculs d’épicerie, spécialité qui devrait être brevetée pour rester bien tunisienne et inscrite au patrimoine mondial de l’immatériel. Nos dirigeants font le nécessaire pour porter le flambeau et faire en sorte que les autres n’arrivent pas à nous coiffer au poteau pour ces pratiques très fines, celles de promettre monts et merveilles pour les générations à venir, et même celles d’après. L’activité s’arrête le plus souvent à ce détail. Il faut dire qu’il n’y a pas grand-chose dans l’arrière-boutique, ou parfois, de vieilles boîtes de conserve qui n’attirent plus grand monde. Il n’y a rien à vendre, et c’est de notoriété publique. A vrai dire, on n’est plus à un paradoxe près et cela ne dérange manifestement personne. La prolifération à l’infini des théoriciens du « bonheur absolu et à venir » est un cache-misère, mais la dérive se vit dans la joie quand on a le bonheur de pouvoir afficher constamment des monuments de compétences, malheureusement incomprises par le reste de l’humanité. Le plus important est d’affirmer sa différence, dans l’indifférence générale, cela va de soi.
La Tunisie étant un pays méditerranéen, il est même tout à fait plausible que les effets de manche et les éclats de voix se caractérisent par la véhémence théâtrale qui met en scène plus des postures que de véritables engagements raisonnés. Sans piquant, le plat tunisien est bien fade, sans diatribe, la cuisine interne serait manifestement dénaturée. L’idée, bien sûr, est qu’il faut bien épicer l’ordinaire par des discours enflammés quand les temps sont à l’inactivité revendiquée comme droit à jouir du printemps qu’aucun hiver ne doit altérer. Leurs auteurs sont convaincus que tout leur est dû, et ils n’ont même pas à se fatiguer pour le faire savoir.
Et puis, pourquoi le faire, on est entre nous, dans notre cuisine interne, personne ne saura que le plat qu’on nous sert est salé et que la facture, demain, le sera encore plus.