Une évidence : l’histoire du syndicalisme tunisien est mal connue. Dans cette interview accordée à l’Economiste Maghrébin, Habib Guiza, secrétaire général de la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT), revient en exclusivité sur des moments forts que l’histoire du syndicalisme tunisien a occultés et auxquels il a consacré tout un ouvrage. Dans cet entretien, il rappelle que le syndicalisme tunisien a été fondé sur deux valeurs de base essentielles : la liberté syndicale et le pluralisme syndical, et que l’histoire du syndicalisme tunisien ne remonte pas en fait au 3 décembre 1924, mais à une date plus lointaine, plus exactement à 1904. Habib Guiza n’a pas manqué aussi de donner son avis sur la crise que connaît actuellement le syndicalisme tunisien et a proposé une charte syndicale fondée sur cinq principes.
Vous venez de rencontrer le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Brahim Bouderbala, quelle était la teneur de cet entretien ?
C’est la 2ème fois que Si Brahim Bouderbala me reçoit en tant que secrétaire général de la CGTT.
Lors du dernier entretien, j’ai présenté au président de l’ARP une initiative citoyenne, voire un nouveau contrat social fondé sur les libertés, dont la liberté syndicale.
L’entretien a porté également sur d’autres questions, dont le rôle du mouvement syndical dans la société, le pluralisme syndical et la révision du Code du travail.
A propos de la révision du Code du travail, je voudrais rappeler que la CGTT est, à ma connaissance, la seule organisation sociale à avoir travaillé sur cette réforme et à avoir suggéré des propositions concrètes.
La rencontre a été pour moi une opportunité pour demander au président de l’ARP d’intervenir auprès des entreprises off shore et on shore afin qu’elles respectent le pluralisme syndical conformément à la loi (Code du travail) et aux conventions internationales.
Je l’ai particulièrement informé des difficultés que rencontrent les syndiqués de la CGTT au sein de l’entreprise off shore allemande Draxlmaier à Sousse.
La CGTT a été la seule organisation syndicale à avoir célébré, au mois de décembre dernier, le centenaire du syndicalisme tunisien. Cela vous paraît logique ?
La CGTT a été effectivement la seule organisation à avoir célébré, le 3 décembre 2024, le 100ème anniversaire de la création, par le leader syndical historique Mohamed Ali El Hammi, du premier syndicat national, en l’occurrence la CGTT. Cette même organisation syndicale qui devait être réhabilitée à deux reprises : une première fois en 1937 par Belgacem Guenaoui, et une seconde fois en 2006 par Habib Guiza.
La célébration de ce centenaire a été pour nous une occasion pour faire le bilan de l’expérience syndicale et pour l’évaluer à la lumière des profondes mutations que connaissent la Tunisie et le monde.
La première conclusion que nous avons tirée est la suivante : le syndicalisme tunisien a évolué de syndicalisme national à syndicalisme citoyen.
Fondé au départ par Mohamed Ali El Hammi sur la liberté syndicale et le pluralisme syndical, le syndicalisme tunisien a évolué selon ces principes jusqu’à 1956, date d’accès de la Tunisie à l’indépendance.
Depuis la domination du parti unique (PSD) et la dissolution de l’Union syndicale des travailleurs de Tunisie (USTT) de Hassen Saadaoui, le pluralisme syndical libre a été supprimé. Il n’a été réinstauré qu’en 2006, avec la réhabilitation de la CGTT et sa légalisation en 2011.
Par delà la célébration du centenaire du mouvement syndical national, nous pensons que l’émergence du syndicalisme tunisien remonte à une date plus lointaine, plus exactement à 1904, année au cours de laquelle la classe ouvrière tunisienne, ethniquement hétérogène dans un contexte de capitalisme colonial, avait fêté le 1er mai et avait déclenché une grève de 15 jours, avec un succès impressionnant. Pour l’histoire, au cours de cette grève, les syndicats internationaux en Tunisie avaient revendiqué le pluralisme syndical et des augmentations salariales.
En mémoire de cette grève, la CGTT se propose de célébrer, le 1er mai 2025, le 121ème anniversaire de cet évènement, qui marque la véritable naissance du syndicalisme tunisien.
Pour la CGTT, cette grève fut, comme je l’ai dit, le produit d’une classe ouvrière ethniquement hétérogène et diversifiée, dans un contexte de capitalisme colonial. A l’époque, le mouvement syndical tunisien relevait du syndicalisme révolutionnaire, dont les ouvriers italiens étaient le fer de lance, avec des leaders historiques tels que le militant italien Nicolo Converti.
Le 1er mai 2025 sera donc une bonne occasion pour célébrer cet évènement syndical historique que les syndicats tunisiens ont occulté et qui relève de notre mémoire collective.
Concrètement, pour pérenniser ces moments forts de l’histoire du syndicalisme tunisien, la CGTT propose deux initiatives: un musée du syndicalisme national et un mausolée pour le fondateur du syndicalisme tunisien, Mohamed Ali El Hammi.
A vous entendre parler, l’histoire du mouvement syndical tunisien serait mal connue. Beaucoup de zones d’ombre méritent d’être éclairées. Que proposez-vous pour y remédier ?
Personnellement, je suis en train d’y travailler, d’apporter les dernières retouches à un prochain ouvrage intitulé : « Genèse et mutations du syndicalisme tunisien, une approche prospective : leçons et méthode ».
Cet ouvrage truffé d’éléments d’histoire inédits et exclusifs est articulé autour de plusieurs axes :
-La réhabilitation du syndicalisme tunisien et la date de sa naissance en 1904 comme produit d’une classe ouvrière ethniquement hétérogène dans un contexte colonial, suite au déclenchement, le 1er mai 1904, d’une grève générale de 15 jours réussie.
-La naissance du syndicalisme autonome national révolutionnaire tunisien – CGTT -, l’émergence d’un projet syndical national et progressiste, avec le rôle moteur des dockers tunisiens : Mohamed Ali El Hammi, Tahar Haddad (1924-1925) et Jean-Paul Finidori.
-Les mutations du syndicalisme tunisien après l’indépendance. L’UGTT, syndicat national historique, devenu malheureusement la courroie de transmission du parti au pouvoir, le néo-destour et le contrat social « tacite » : Ahmed Ben Salah, Habib Achour et Ahmed Tlili.
-L’importance historique de la grève du 26 janvier 1978 comme « Intifadha syndicale » contre la soumission et pour l’autonomie syndicale et les droits sociaux.
– La refondation du syndicalisme tunisien, avec une approche prospective.
Sans aller plus dans les détails pour des raisons d’exclusivité, l’ouvrage propose au final une charte syndicale citoyenne fondée sur les 5 principes suivants: liberté et pluralisme syndical, autonomie syndicale, gouvernance démocratique et transparence, recevabilité et responsabilité citoyenne, et unité d’action des organisations syndicales pour la construction d’un contrat social citoyen.
Pour revenir en Tunisie, quelle est votre lecture de la crise aiguë que connait actuellement le syndicalisme tunisien, surtout par l’acte de rupture presque consommé entre l’UGTT et le pouvoir exécutif ?
On doit reconnaître qu’il y a effectivement une crise syndicale profonde parce qu’on n’a pas su s’adapter à temps aux profondes mutations et respecter les constantes du mouvement syndical tunisien, particulièrement en ce qui concerne la capacité de travailler sur deux plans : la diversité syndicale et l’unité syndicale.
A ce sujet, je fais assumer la responsabilité de la crise à deux parties : le pouvoir, qui n’a pas respecté le pluralisme syndical, et l’UGTT, qui cultive encore la culture du syndicalisme monolithique et autoritaire.
Pour mémoire, l’UGTT vit une crise structurelle depuis le congrès de Sousse de 1989. Aujourd’hui, elle est arrivée à saturation. Elle est passée de l’essoufflement au risque d’implosion, que nous ne lui souhaitons pas bien sûr. Notre souhait est que nous pourrions un jour – UGTT et CGTT – travailler ensemble dans le cadre de l’unité de l’action syndicale et dans l’objectif de construire ensemble avec les partenaires sociaux un contrat social citoyen.
Morale de l’histoire : le contexte actuel nécessite une refondation du mouvement syndical, et ce, sur la base du respect des libertés, dont la liberté syndicale, et du pluralisme syndical, dans la continuité historique du mouvement syndical depuis 1904.
En votre qualité d’ancien responsable syndical et d’ancien « ugétiste », que proposez-vous pour la survie du syndicalisme tunisien ?
De mon point de vue, le futur du syndicalisme tunisien doit se fonder, essentiellement, sur un nouveau deal avec le pouvoir, focalisé sur le respect de la liberté et du pluralisme syndicaux et sur les droits sociaux, dans le cadre de l’unité de l’action syndicale. L’ultime but étant de réaliser un contrat social citoyen.
Je ne le répèterai jamais assez : le pluralisme syndical est une nécessité syndicale obligée pour bien défendre les travailleurs et leurs droits. C’est aussi une nécessité pour garantir un contre-pouvoir, qui constitue une condition sine qua non de la réussite de toute transition démocratique.
Propos recueillis par Khémaies Krimi
Pour découvrir la suite de cette interview , rendez-vous dans le numéro 914 de L’Economiste Maghrébin, en kiosque du 26 février au 12 mars 2025.