La liberté de la presse, de l’expression et de l’impression menacée en Tunisie? Le SNJT crie aux procès d’opinion intentés contre les journalistes. Tandis que Reporters Sans Frontières classe notre pays dans le groupe des pays dont la situation est « problématique ». Pour sa part, le Président de la République claironne que l’ère de la censure est révolue en Tunisie. Qui croire?
Que de tristes nouvelles, alors que la Tunisie, comme partout dans le monde, célébrait mercredi 3 mai la Journée mondiale de la liberté de la presse. Car, déplore le président du syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Yassine Jelassi, pas moins de 17 journalistes sont aujourd’hui poursuivis en justice en raison de leurs « opinions ».
Un décret-loi liberticide
« Le paysage actuel est émaillé de procès récurrents, d’interdictions de travail, de pratiques de blackout et de refus d’accès à l’information. Tel est devenu le lot quotidien des journalistes tunisiens ». Ainsi, s’exprimait-il lors d’un colloque tenu le jour même au siège du SNJT pour dénoncer également « des procès politiques par excellence ».
Et de poursuivre : « Les autorités s’appuient aujourd’hui sur un arsenal juridique rétrograde et liberticide, notamment le décret-loi n°54 ». Lequel est « non-conforme aux normes internationales des droits de l’Homme relatives à la liberté de la presse et d’expression ». C’est ce qu’indique Nidhal Jurdi, le représentant du Haut-commissariat aux droits de l’Homme en Tunisie.
S’agit-il d’un procès d’intention engagé contre le fonctionnement de la justice dans notre pays? Ou d’un cri d’alerte pour signifier que la liberté de la presse et d’expression, le seul et unique acquis de la révolution, est en train de nous glisser entre les doigts?
Dégringolade
Hélas, ce terrible constat fut corroboré le jour même, précisément mercredi 3 mai, par le Classement mondial de la liberté de la presse pour l’année 2023 que rend public la célèbre ONG Reporters Sans Frontières (RSF).
En effet, ce classement glaçant place la Tunisie, le pays fleuron et le seul rescapé de ce qu’on appelle le Printemps arabe, au 121ème rang sur 180. Tandis qu’elle occupait la 94ème place dans le classement de 2022 et la 72ème place, en 2020. Soit une dégringolade de 27 places qui nous met désormais dans le groupe des pays dont la situation est « problématique ». Alors qu’on figurait, il y a à peine un an dans le groupe des pays dont la conjoncture est « difficile ».
Pire. Entre 2021 et 2023, la Tunisie a dévissé de 48 places ; une chute libre depuis la chute du régime de Zine El Abidine Ben Ali en 2011. Toujours selon la même source.
Pour rappel, ce classement place la Mauritanie, 86ème, en tête du classement des pays du Maghreb. L’Algérie et le Maroc ferment la marche respectivement au 136ème et 144ème rang
Pourquoi une telle glissade de la Tunisie en matière de la liberté de la presse? Pour des raisons d’ordre politique et à cause de la conjoncture économique, argue Reporters Sans Frontières.
Politiquement, selon l’ONG, « l’adoption d’une nouvelle constitution en juillet 2022, donnant au président de la République de larges pouvoirs législatifs au détriment des contre-pouvoirs qui existaient, menace la séparation des pouvoirs. De même qu’elle représente un danger pour les acquis de la révolution tunisienne en matière de liberté de la presse ».
« Après une nette régression au niveau de l’environnement politique, constate la même source, le décret-loi 54, promulgué en septembre 2022 pour, officiellement, lutter contre les fausses informations, a constitué une nouvelle menace majeure pour la liberté de la presse ».
Ajoutons au volet politique la crise économique ayant impacté l’indépendance de nombreux médias. Ainsi, « des établissements sont soumis à des contraintes politiques et économiques. La dépendance des médias à certains annonceurs liés à la vie politique, menace l’indépendance des établissements médiatiques ». C’est encore ce qu’on peut lire dans le rapport sur le Classement mondial de la liberté de la presse pour l’année 2023.
La censure aux oubliettes de l’histoire?
Hasard du calendrier? La Journée mondiale de la liberté de la presse et le Classement établi par Reporters Sans Frontières ayant établi le recul de cette liberté fondamentale dans une démocratie qui se respecte, ont été précédé par une vive polémique en Tunisie et même au delà de nos frontières, notamment dans la presse française. Elle a trait à une mystérieuse affaire de « censure » d’un livre exposé à la Foire du livre au Kram. En l’occurrence « Frankenstein Tunis » de l’auteur Kamel Riahi, un opus de 256 pages nouvellement paru.
Acte condamnable de censure, retour du gros bâton de la répression avec ses gros sabots, application abusive de procédures administratives, viol de la liberté fondamentale de l’impression, au simple malentendu d’ordre procédurier?
Il a fallu la visite présidentielle dans la soirée du mardi 2 mai 2023 à la librairie El Kitab au centre-ville de Tunis pour calmer les esprits. Sans pour autant éclairer nos lanternes sur les tenants et aboutissements de cette affaire.
Brandissant le livre en question, le président de la République Kaïs Saïed tenait manifestement à lancer aux uns et aux autres un message fort : l’ère de la censure est révolue en Tunisie.
D’ailleurs, « l’autre livre dont on prétend également la censure m’a été offert (Kaïs Premier, président d’un bateau ivre de Nizar Bahloul, NDLR) » a-t-il mentionné. Soulignant au passage que les acquis de liberté étaient préservés dans le pays et qu’il n’y aurait pas de retour en arrière en la matière. « Quiconque parle d’interdiction est dépassé par le temps », a-t-il encore martelé.
D’autre part, le chef de l’Etat a condamné « la propagation de telles diffamations et allégations mensongères ». Elles sont, à ses yeux, « des tentatives malsaines visant à mettre en doute l’état des libertés en Tunisie, en faisant croire que des menaces pèsent sur elle ».
Qualifiant toute personne, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, qui met en doute les libertés en Tunisie « soit d’espion, opérant avec des parties qui cherchent à saper le fonctionnement de l’Etat et à nuire à l’image de la Tunisie; soit d’intellectuel plongé dans un profond coma dont il ne se relèvera jamais ». Le Président n’y va pas de main morte!
Nuance
Curieusement, il faut souligner enfin que le maître de Carthage aura évoqué une étrange corrélation entre liberté de la pensée et liberté d’expression. Ajoutant que la première n’a pas de sens sans la liberté de pensée.
Soit. Sauf que la liberté d’expression pourrait être muselée par des régimes répressifs. Tandis que rien ni personne n’est en mesure, fut-il Big Brother de Georges Orwell, de contrôler le plus profond, le plus secret et le plus rebelle de ce qui se niche dans la conscience des hommes : la liberté de pensée.
A méditer.