Rencontré au hasard d’une journée d’été, Mahmoud évoque un souvenir de jeunesse. Celui des illustrés de petits formats qu’il ne pouvait fréquenter que pendant l’été. Des illustrés qui tenaient la vedette à un moment où il n’y avait que les salles de cinéma et eux pour divertir une jeunesse fortement gagnée par la lecture. “Ce fut un temps”, opine-t-il.
Il s’appelle Mahmoud. Il a soixante-huit ans et des souvenirs plein la tête. Celui qui revient sans cesse le plus souvent pendant l’été est sans conteste celui des illustrés d’antan qui peuplaient ses journées. “Car, il était interdit de les fréquenter pendant l’année scolaire”, assure ce retraité de la santé publique.
Je me rappelle les acquérir dans deux commerces. En fait deux baraques en bois dont l’une se situait près de chez moi, sur l’actuelle Avenue de Paris, face au siège d’une grande compagnie d’assurance. Derrière une épaisse porte grillagée. “Le commerce existe toujours, mais il vend à présent des lunettes, des accessoires comme des montres et des bracelets bon marché et quelques autres babioles”, précise-t-il.
“Ce fut un temps”, ajoute-t-il. “Il n’y avait à cette époque ni internet, ni télévision (celle-ci était, au début des années soixante, en noir et blanc, et se limitait à un seul canal, celui, italien, de la Rai). Seuls le cinéma et les illustrés de poche, dont je vous parle, arrivaient à nous divertir. Ils avaient pour héros Blek le Roc, Zembla, Mandrake, Captain Swing, Akim Kit Carson et bien d’autres”, conclue-t-il.
Un besoin d’évasion
“Le second commerce se situait à l’angle de l’Avenuede la liberté et de la rue du Caire, au quartier Lafayette. On venait y acheter ou échanger ces illustrés pour peu d’argent. Car, il n’était pas dans nos moyens de les acheter, tout neufs, auprès des kiosques comme celui qui existe toujours face à la Synagogue de l’Avenue de la liberté”, opine Mahmoud.
Pour comprendre le succès de ces illustrés de poche (au format 13×18 cm) dans les années cinquante jusqu’aux années quatre-vingt, qui ont sonné leur déclin (on en tirait jusqu’à 200 000 exemplaires), il faut se replacer dans l’après-Seconde Guerre mondiale, nous fait savoir Jean-Yves Guerre dans son livre sur la bande dessinée “Le mystère Devi dévoilé”.
“La population européenne ressentait un besoin d’évasion et recherchait des dérivatifs dont elle avait été privée durant plusieurs années. Et ce média populaire, baptisé à l’époque du doux nom d’illustrés, a su arriver à point nommé et lui offrir ce qu’elle désirait”, écrit ce spécialiste des illustrés.
En ajoutant que : “Les loisirs étant peu nombreux et la TV pas encore répandue, le cinéma permettait seul de rêver. L’illustré est alors très vite venu compléter et combler ce vide”. Ce qui rejoint, force est de le constater, les propos de notre médecin de la santé publique à la retraite.
“Zembla, Blek le Roc, Mandrake était le trio que j’appréciais le plus de tous les petits illustrés qui s’adressaient à tous les goûts”, dit-il. “Il y avait les récits d’aventure, les westerns, les histoires de guerre, la science-fiction, les récits sportifs”, soutient-il.
Une bonne dose de politique
“Et si j’avais à choisir entre mes trois héros préférés, j’opterais incontestablement pour Blek le Roc. C’était l’histoire d’un trappeur (un chasseur nord-américain) d’origine française qui combattait les troupes anglaises qui occupaient l’Amérique avant que ce pays n’accède à son indépendance”, poursuit-il.
“Les Anglais étaient affublés du surnom « homards rouges ». Ce qui en dit long sur le discours adopté par cette bande dessinée dans laquelle son auteur avait introduit une bonne dose de politique mettant en évidence le rôle joué par les Français dans l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique », tonne Mahmoud. “Mais à cette époque on ne comprenait rien de tout ça”, reconnaît-il.
“Les autres illustrés, tous en noir et blanc, avec une couverture en couleur, développaient le même discours que l’on retrouve dans nombre de romans : la lutte du bien contre le mal et l’inéluctable victoire du premier sur le second”, rappelle-t-il derrière un léger sourire.
“Et, il n’y avait pas que les héros”, raconte-t-il. “Leurs amis valaient aussi le détour. Comme ceux de Zembla : “Rasmus, le prestidigitateur en frac (une veste courte à collet, s’arrêtant à la taille et pourvue à l’arrière de longues basques étroites), Yéyé, un enfant d’origine africaine que l’on voyait toujours avec son casque portant les deux lettres MP (Police Militaire), Satanas, un chat sauvage, toujours avide de bonne chair, Bwana, un lion apparaissant sous les traits d’un sage…”
Ce que je retiens aussi de la lecture des illustrés de cette époque, c’est qu’elles m’ont initié à la lecture alors que je n’avais que douze ans. Comme, elles ont assuré, somme toute, mon apprentissage de la langue française. Car, à côté des dessins, souvent bien écrits, l’éditeur arrivait toujours à placer quelques courts récits ou encore des jeux du type “Vrai ou faux” ou encore “Le labyrinthe” qui nous introduisaient dans les méandres de la langue”, révèle-t-il ?