Dès l’indépendance, l’Etat tunisien et la société ont pris conscience que la formation des hommes au plus haut niveau était l’une des clés du développement et qu’il fallait permettre à chacun de poursuivre des études le plus loin possible après la scolarité obligatoire. Le processus s’est trouvé renforcé par les perspectives qu’offraient alors les besoins considérables du pays en personnel qualifié, notamment en ingénieurs, médecins, enseignants, avocats et cadres d’entreprises. Dès lors, l’éducation devint une formation de masse représentant un enjeu social, économique, et culturel ; un enjeu du développement national et régional, et la qualité de l’enseignement un critère partagé auquel personne ne dérogeait. Ainsi, les dépenses d’éducation furent pendant longtemps le chapitre le plus élevé du budget de l’Etat et l’enseignement public, du primaire au supérieur, était le seul concevable et possible, valorisant les efforts de chacun, promettant une juste rétribution en fonction des talents et des capacités individuelles. Le mérite et l’égalité des chances semblaient frappés au coin du bon sens.
Depuis les années 1980, l’école pour tous promise par l’Etat a commencé à présenter des signes d’essoufflement, révélés d’abord au niveau du primaire, se diffusant par la suite inexorablement jusqu’à atteindre l’enseignement universitaire public, objet de manque de considération voire du mépris de toute une partie de la classe politique. La plupart des représentants de celle-ci étaient d’ailleurs si peu confiants dans la qualité des établissements de l’éducation nationale, qu’ils préférèrent inscrire leurs rejetons dans les écoles de la Mission française et les scolariser ensuite à l’étranger. Corps enseignant et personnel administratif du secteur public ont continué malgré tout à remplir leur mission de service public dans des conditions qui ne cessaient de se dégrader. Au lieu d’y remédier, le régime, tout en brandissant les slogans formatés de l’excellence scientifique, a continué d’ignorer les problèmes du système de formation, de le tenir pour quantité négligeable, oubliant que l’université et la recherche universitaire sont au premier rang des conditions qui assurent l’avenir du pays, qui garantissent sa place économique, scientifique et culturelle dans un monde de plus en plus difficile et exigeant. Nous en payons aujourd’hui le prix, classement après classement international, comme tous les « pays arabes frères » d’ailleurs. Les réformes entreprises depuis des années par les gouvernements successifs afin de concilier la nécessité d’accueillir tous les étudiants issus d’un système de formation primaire et secondaire lui-même dégradé, et l’impératif de les faire réussir, avec la connivence de parents plus préoccupés par l’obtention du diplôme que par la qualité de la formation, ont fait que l’enseignement universitaire public est désormais mort, pris en étau entre les vices de la bureaucratisation, de la manipulation politique, de la pénurie de moyens et l’ouverture à la concurrence conquérante de l’enseignement privé.
L’importance du diplôme pour l’insertion professionnelle a renforcé la pression sur la réussite et les performances. La multiplication des établissements privés est une évidence supplémentaire de la remise en question de l’enseignement public dans son fonctionnement actuel pour assurer la réussite de tous. Il n’y a pas presque plus de détracteurs du secteur privé et les milieux favorisés et défavorisés en sont déjà bien imprégnés et n’ont que l’embarras du choix entre l’université « centrale », « internationale », « arabe », « libre », « de hautes études, scientifique et technologique », ou en franchise portant l’enseigne d’une très prisée université française. En tête de leur label prometteur, la formation des diplômés dont la langue professionnelle est maintenant l’anglais et dont l’espace de vie est international, et la réalisation des synergies nécessaires entre l’enseignement supérieur, la recherche, la formation permanente et l’activité des entreprises. Mais, à l’image d’autres secteurs de la société, les inégalités continueront immanquablement à s’accumuler : le rebut pour le public, l’élite pour le privé. Car les parents, fortement mobilisés sur la réussite de leurs progénitures, sont disposés à consentir de nombreux sacrifices afin de favoriser autant que possible leur réussite et donc à payer des frais de scolarité pouvant aller jusqu’à 10000 DT par an. Ainsi, les inégalités à l’arrivée seront d’autant plus accentuées que les conditions de départ sont inégales. L’égalité des chances jadis exhibée comme un facteur de cohésion et d’unité sociale, est aujourd’hui jetée aux orties ouvrant la guerre de tous contre tous.
Il n’est donc de bonne école et de bon lycée que privé. Voici venu le tour de l’université qui séduit de plus en plus une clientèle aisée et, corrélativement, les investisseurs potentiels qui espèrent continuer à élargir leur domaine d’action, trouvant là des niches rentables et stables. Les groupes spécialisés dans l’agro-alimentaire et les propriétaires d’hypermarchés, qui ont déjà pris dans le développement du grand commerce spécialisé une place de choix : parfumerie, parapharmacie, articles de sports, meubles, chaussures jusqu’au bricolage et la quincaillerie, vont élargir demain leur domaine d’action dans l’économie du savoir.
L’enseignement public est à l’enseignement privé ce que l’hôpital est à la clinique ou, pour rester dans le contexte, ce que le commerce de proximité, en déclin, est à la grande distribution, en forte expansion. Le commerce de détail se distingue en effet par la qualité professionnelle de ses effectifs : des commerçants animés d’un réel savoir-faire et d’une forte passion pour leur métier, leurs produits et respectueux du consommateur. Dépassant son cadre commercial, le commerce de proximité joue également un rôle social important dans le maintien du tissu urbain. La grande distribution, en revanche, est avant tout des techniques de conditionnement de l’achat : allonger la durée de fréquentation du consommateur qui vient faire ses courses dans une ambiance bien éclairée, propre et saine ; favoriser l’accès rapide aux produits, afin de contenter le client par de multiples procédés, en lui suggérant l’opportunité d’acheter autre chose que ce qu’il a prévu ; en lui donnant le sentiment d’autonomie par le libre accès aux produits, la variété des choix, l’occasion de se faire plaisir et surtout de faire entorse à son budget à l’abri de toute influence du monde extérieur.
Maintenant, comment concilier les exigences des capitaux investis, dont les seuls déterminants sont d’amortir les frais fixes et de produire des bénéfices, avec une formation d’excellence ? Car d’immenses défis attendent l’université privée, surtout lorsqu’il s’agit de créer une « ville du savoir », s’étendant sur quarante hectares, dotée de plusieurs campus universitaires « à l’américaine » et offrant un enseignement diversifié. Une telle institution doit d’abord se doter d’un président. Une figure centrale, un vrai dirigeant entouré d’une équipe dynamique et qui a assimilé l’idée du fonctionnement de l’entreprise en général, mais aussi celle de l’enseignement universitaire et de la recherche, et qui soit capable d’affronter les lourds mécanismes décisionnels et les imprévus. Un profil rare qui ne court pas les rues. Cette université doit également se donner les trois fonctions : l’enseignement, la recherche et le service à la collectivité. Des activités qui cadrent mal avec la vocation commerciale d’une entreprise. Rappelons que ce qui rend le système universitaire américain, pris ici pour modèle, si particulier, est que la fonction de production scientifique n’est pas en marge. L’appareil de recherche est situé pour la plus grande partie dans les universités. Cet ambitieux projet ne manquera pas également de soulever de nombreuses questions : quelle va être sa véritable vocation ? Formation d’une élite dirigeante ou production des connaissances ? Quelle place sera accordée à la culture générale par rapport à la spécialisation des connaissances ? Sur quelle base s’effectuera le recrutement du corps enseignant ? Comment se fait-il que les sciences humaines, pourtant de plus en plus délaissées car ne garantissant plus aucun débouché, puissent être enseignées ? Qui sera capable d’évaluer rigoureusement et sans interférence la qualité de l’enseignement ? Quelles valeurs sociales et éthiques, quelles aspirations, quelle vision du monde cette université va-t-elle transmettre ? Quels seront les rapports entre professeurs et administrateurs ? Contrairement au secteur public, où l’avancement de carrière est de moins en moins basé sur la qualité et la création et de plus en plus sur l’ancienneté et les connivences personnelles, les professeurs du privé doivent apprendre à ressembler à l’entrepreneur du monde des affaires : tous deux sont jugés sur leur rendement. Tous deux doivent être innovateurs pour réussir. Des valeurs qui ne sont pas partagées par tous. Enfin, question subsidiaire : sur ce grand marché du savoir, entre suggestion et manipulation, qui va s’occuper de la répression des fraudes ?