Ce titre, il ne faut pas le prendre à la lettre. Les portes de la prison d’al-Mornaguia, un lieu de détention par définition d’accès généralement interdit au public, ont été exceptionnellement ouvertes pour faciliter une discrète sortie matinale, sans arme ni violence, de cinq dangereux détenus condamnés à de lourdes peines pour des faits de terrorisme.
Croupir derrière des barreaux, moisir au fond d’une cellule… très peu pour eux. Il était temps de faire la belle. Les abonnés des réseaux sociaux auraient bien voulu assister à l’évasion en direct, mais ont dû se contenter de photos d’une corde faite de draps noirs accrochés les uns aux autres, de quelques fragments d’habits jetés par terre et d’une portion de fenêtre dont les évadés auraient scié les barreaux à l’aide d’un outil improvisé. Bref, un scénario à la Lucky Luke.
Le culot suffit parfois à de grandes évasions. Si on élimine l’hypothèse d’une organisation de grande envergure et le scandale impliquant les autorités pénitentiaires, il aurait fallu que les fugitifs, pourtant gardés dans une aile spécialement aménagée et répartis dans des cellules individuelles, aient réussi à parcourir de longs couloirs, franchir huit portes blindées ainsi que le mur d’enceinte, le tout sans attirer l’attention des gardiens avant de respirer l’air de la liberté en enfourchant de vieilles bécanes. Après tout, c’est en moto que le mollah Omar, compagnon de Ben Laden et autoproclamé « commandeur des croyants », est parvenu à s’échapper de son repaire avec quatre ou cinq de ses fidèles et une prime de 10 millions de dollars pour sa capture.
Les cas d’Ahmed Ben Salah et de Mohamed Mzali
Le phénomène d’évasion des prisons tunisiennes avait connu quelques fuites « assistées » hors du territoire national de personnalités politiques alors de premier plan. Ahmed Ben Salah, un poids lourd du l’Etat bourguibien, est reconnu coupable de haute trahison et condamné à dix ans de travaux forcés. Il parvient à s’évader le 4 février 1973 et passe en territoire algérien où il obtient le statut de réfugié politique.
Suivra en 1987 l’exfiltration du chef de gouvernement, Mohamed Mzali, qui devait répondre devant la Haute Cour pour abus de biens sociaux et enrichissement illégal.
Enfin, après la nuit du 14 janvier 2011, le pays a connu une évasion de très grande ampleur car les chiffres sont impressionnants. Plus de 12 000 criminels se sont fait la belle. Dans ce domaine, on a fait bien mieux que la prise de la Bastille qui ne comptait le soir du 14 juillet 1789 que sept prisonniers : quatre faussaires, deux fous et un noble enfermé à la demande de sa famille.
En matière de chiffre aussi, on avait surpassé bien des pays. Seulement 2 512 prisonniers évadés en 2008 aux Etats-Unis pour une population carcérale de 1,4 million. Dans les prisons fédérales, les évasions sont encore plus rares. On compte une seule évasion en quatre ans pour une population carcérale de 115 000 détenus.
La perception du Tunisien des prisons
Au fait, à quoi servent les prisons ? N’est-ce pas à veiller à ce que les délinquants ne constituent pas une menace ou un danger pour autrui ? Aussi sont-elles cruciales pour la sécurité humaine et la sûreté publique. Bien que portée aujourd’hui tout spécialement à l’attention du public en Tunisie, dans la mesure où comptent parmi ses pensionnaires des personnalités de renom, cette institution n’avait pourtant pas reçu du gouvernement l’intérêt qu’elle mérite. Il faut avouer qu’il a d’autres priorités comme la guerre à Gaza et l’appel insistant pour la promulgation d’une loi criminalisant toute normalisation des relations avec Israël.
Par ailleurs, il est rare de voir le public se mobiliser pour les prisons, ayant généralement une perception négative des détenus et une vision assez étroite des finalités de l’emprisonnement. Il faut dire que depuis que de grandes figures de l’opposition y sont à demeure, on privilégie surtout la sanction au dialogue et à la réinsertion.
Il ne suffit pas de condamner une personne à une peine d’emprisonnement, il faut aussi, pour la maintenir en captivité, des mesures visant à l’empêcher ou la dissuader de s’échapper. Des systèmes performants et des procédures rigoureuses sont ainsi mis en place pour prévenir évasions, incendies, prises d’otages, suicides, meurtres ou violences entre codétenus, exigeant des plans d’urgence qui nécessitent d’être élaborés par avance. Ce sont les condamnés à de lourdes peines qui sont généralement les plus motivés à vouloir s’évader, et c’est eux qui sont susceptibles de constituer une plus grande menace en termes d’évasion, car ils ont le sentiment qu’ils n’ont rien à perdre et ne se résignent donc jamais face à l’adversité offerte par les murailles et les fers. Ils recherchent toujours avec persévérance une voie de sortie sans jamais se décourager, faisant souvent preuve d’intrépidité, d’endurance inlassable et d’ingéniosité. Le lieu confiné devient alors favorable à la gestation de plans ingénieux.
Jusqu’à une certaine époque, on s’évadait par habileté ou par supercherie. Il y avait aussi le très romanesque creusement des tunnels. Une technique fastidieuse qui exige une performance physique et des efforts aussi gigantesques que nécessairement méticuleux et secrets pour tromper la vigilance des gardiens, sans compter les problèmes de logistique, ne serait- ce que le fait de se débarrasser de la terre sans attirer l’attention. Tout ceci pour un résultat souvent incertain.
Les vieilles ficelles de l’évasion ne sont pas abandonnées
Pourtant et malgré le progrès des technologies de surveillance et la sécurité croissante des établissements pénitentiaires, censées rendre les évasions quasi irréalisables, les vieilles ficelles pour se faire la belle n’ont jamais été abandonnées. Dans le film américain À l’ombre de Shawshank, qui raconte l’histoire d’Andy Dufresne, un homme injustement condamné pour les meurtres de sa femme et de l’amant de celle-ci, et qui va passer près de vingt ans en prison, endurant diverses épreuves mais se liant également d’amitié avec un certain Red, un autre détenu.
Le directeur de prison, Samuel Norton, un homme brutal et sans pitié, découvre que l’affiche sur le mur de son compagnon de cellule cache en fait l’entrée d’un tunnel qu’il a creusé pendant 19 ans à l’aide d’un taille-pierres. La réalité rejoint la fiction en 2005 lorsque Charles Victor Thompson s’est évadé d’une prison texane en se faisant passer pour inspecteur de l’Etat venu inspecter les lieux. Il avait caché des habits civils et s’était servi de sa carte de détenu en la montrant en un éclair pour passer les gardes.
Le 9 mars 2014, un prisonnier du Texas, David Puckett, s’est fait la malle en sciant les barreaux de la cour de sa prison.
D’autres évasions paraissent plus spectaculaires justement parce qu’elles recourent à des méthodes désuètes. Ainsi, en 2006, le criminel américain, Ralph “Bucky” Phillips, s’est servi d’un ouvre bouteille pour creuser un trou dans le plafond de la cuisine de sa prison. Singulier profit tiré d’un outil minuscule a priori insignifiant. L’issue ouverte, il n’a plus eu qu’à courir en toute liberté avant de se faire rattraper.
Bien que jugé anachronique, le procédé consistant à creuser un tunnel à partir de sa cellule prouve encore son efficacité. Près de 500 talibans se sont évadés de la prison de Sarposa à Kandahar après avoir passé 5 mois à creuser un tunnel, de folle ingéniosité, long de 360 m à partir de leur cachot. Ils avaient même réussi à vendre la terre qu’ils avaient retirée des galeries.
Enfin, avoir des soutiens hors de la prison est aussi une condition indispensable pour une escapade réussie. Pascal Payet s’est évadé par les airs en 2001 de la prison de Luynes. Ses complices avaient volé un hélicoptère pour le hisser hors de l’enceinte de la prison.
De même que Lesley Deckers, la petite amie du malfaiteur Mohamed Johri, qui avait loué un hélicoptère pour permettre à celui-ci et deux autres détenus de la prison de Bruges de s’évader. Mais là on entre dans le domaine des entreprises d’évasion rocambolesques et fort coûteuses.
La ruse suprême consiste à se délester des ruses
Les prisons tunisiennes ont surpassé en ce triste palmarès et en imagination tous ces exploits, faits divers, ou fictions confondues. Un adage arabe ancien ne dit-il pas que la ruse suprême consiste à se délester des ruses ? Et c’est alors qu’on opte pour l’évidence, le degré zéro de l’ingéniosité. Pour ceux qui n’ont qu’une culture occidentale, qu’on se souvienne de La Lettre Volée d’Edgard Poe : une lettre, compromettante pour l’honneur de l’épouse du roi, a tout simplement été ‘cachée’ en face du mari trompé sur sa table de travail. Ainsi, le seul lieu où l’on innove vraiment de la sorte, c’est l’évasion simple qui, affranchie des circonstances de bris, de violence, de chantage ou de prise d’otage, n’entraîine aucune sanction.
Voilà donc que les prisons tunisiennes ne font plus peur à personne. Les prisons suisses non plus me diriez-vous, mais pas pour les mêmes raisons. Dans les prisons suisses, les cellules sont transformées en résidence de luxe, avec tout le confort. Les prisons tunisiennes sont devenues simplement ouvrables comme le jour du même nom, dont le prisonnier mis à l’ombre justement est censé être privé. Les détenus ont-ils vu une porte, rendue ouverte par leurs codétenus, ou par la négligence de gardiens ? Qu’à cela ne tienne. Ils l’empruntent allégrement. Qu’importe qu’ils aient connu à l’avance les tentatives faites pour opérer l’effraction, qu’ils aient conspirée pour la rendre effective, cela ne suffit même pas pour les rendre complices.
Evasion ou réveil d’une cellule dormante?
Serait-ce ici tout le synopsis de l’histoire récente de nos prisons depuis l’immense évasion à l’aube du mardi 31 octobre 2023 de cinq affreux reclus ? Des inconditionnels de l’illégalité avec lesquels nulle repentance n’est négociable.
Depuis mardi, les conversations de café de commerce sur le sujet vont bon train. Ce n’est pas une fuite mais une évasion. Ce n’est pas une évasion mais le réveil d’une cellule dormante appuyée par des éléments étrangers épaulés par des traîtres locaux pour faciliter leur libération. Ce n’est pas non plus une opération d’islamistes radicaux mais un complot ourdi par les « Vengeurs sionistes ». Ce n’est pas entièrement une défaillance du système carcéral mais celui du renseignement. Il aurait fallu les mettre en contact avec leurs camarades « infiltrés » pour qu’ils gagnent leur confiance et provoque leurs intentions.
Enfin, on conclura que ce n’est pas un fait divers mais un grand coup pour un Etat dont les institutions ont été fortement ébranlées par une politique de redressement moral et financier menée tous azimuts.
Il faut donc s’attendre à tout, y compris au pire.