La francophonie était en fête, à l’honneur à Djerba où se tenait les 19 et 20 novembre le 18e Sommet qui marquait le 50e anniversaire de l’organisation. Deux fois reporté pour cause de crise sanitaire (Covid-19) et politique, en raison des multiples répliques du séisme du 25 juillet 2021, le Sommet s’est finalement tenu comme prévu, en lieu et temps. Au mieux qu’il pouvait l’être, malgré le scepticisme, voire les réticences de certains membres et non des moindres, revenus du reste à de meilleurs sentiments, même s’ils n’ont rien cédé sur le fond de leur pensée.
Pas moins de 31 chefs d’État, plus de 35 ministres des Affaires étrangères ou en charge de la Francophonie, le président du Conseil européen, les représentants des institutions financières mondiales de développement, étaient au rendez-vous, à l’idée de forger de nouveaux instruments et mécanismes de solidarité, de donner une nouvelle impulsion à l’espace francophone et de l’adapter au monde qui arrive. Les Tunisiens, le Chef de l’État en tête, en tirent un énorme crédit à l’international, en menant à bon port l’organisation de ce Sommet.
sous le signe de ” La connectivité dans sa diversité”
Signe des temps, le Sommet a été placé sous le signe de « La connectivité dans sa diversité : le numérique, vecteur de développement et de solidarité dans l’espace francophone ». Il est de bon ton que le monde d’après-Covid soit interpellé et débattu, aux sources mêmes des origines de tous les temps. Le choix de « l’île des rêve s», là où selon la légende a accosté le héros grec Ulysse dans l’Odyssée d’Homère, est tout un symbole. Djerba fut et reste le creuset, le lieu de rencontre des religions monothéistes. La synagogue la plus ancienne de la région, devenue lieu de pèlerinage, fait face aux églises et mosquées des temps anciens. Il y a là comme un perpétuel dialogue de culture, de religion, de rapprochement entre les peuples. Djerba, l’île des Lotophages, incarne à elle seule l’ouverture, la tolérance, le respect de l’humain et une forme d’universalisme dont elle ne s’est jamais détachée.
Dans un monde encore en convalescence, assommé par la guerre russo-ukrainienne, fracturé par l’inégal développement et par la dérive numérique des continents, décimé par le réchauffement climatique, tourmenté par la résurgence de la guerre froide ou chaude et ébranlé par les incertitudes et le choc du futur, Djerba fait figure de havre de paix. Loin du vacarme mondial, de l’épicentre des conflits mondiaux, elle paraît la mieux indiquée pour réunir, sous un même toit, le temps d’un Sommet, la communauté francophone. D’énormes interrogations nous interpellent, à la mesure des incertitudes liées aux défis et enjeux qui agitent le monde. Le 18e Sommet est venu à son heure, pour sonner le rassemblement, donner plus de sens et de chair à l’aire francophone. Et s’assurer de l’engagement des nations qui ont en partage la langue française, les valeurs qu’elle véhicule et son pouvoir d’influence et les remotiver.
reconquérir le pouvoir d’influence de la francophonie
Le Président Macron, en terrain conquis, n’a pas fait mystère de sa volonté de reconquérir le pouvoir d’influence de la francophonie, battue en brèche en Afrique, là où il est le plus ancré, conscient qu’il est que pour redonner à la francophonie le pouvoir d’influence, le rôle et la place qui furent les siens, il faut désormais rénover, réinventer, décoloniser la coopération. 50 ans après, l’Afrique francophone n’est plus ce qu’elle était du temps de la Françafrique. Elle s’est émancipée et regarde ailleurs, objet qu’elle est de toutes les sollicitations. Le temps de l’hégémonie exercée par l’ancienne puissance coloniale est révolu.
La francophonie doit opérer sa mue pour être en résonance et en phase avec les aspirations et les attentes des pays africains francophones, qui ne la conçoivent pas autrement qu’une aire de codéveloppement et de coprospérité, de libre circulation des échanges de biens, de capitaux et de personnes.
le contour d’un nouvel ordre d’une francophonie rénovée
A Djerba, le contour d’un nouvel ordre d’une francophonie rénovée, plus juste, plus équilibrée, plus solidaire a pris corps. Il est peu probable que le Président français s’en détourne ou s’y oppose, instruit qu’il est par les faits et l’Histoire. Il appartient à la nouvelle présidence tunisienne d’en creuser les sillons d’ici le prochain Sommet. Elle peut déjà se prévaloir de notre capacité d’organisation et de gestion d’événements de cette importance. Djerba fut, quels que soient les résultats, les retombées du Sommet, une réussite en matière d’accueil, d’organisation, de déroulement des travaux au sommet et des manifestations annexes : symposium à la gloire des nouvelles technologies et de l’IA, manifestations en tout genre, Forum francophone des affaires… Le 18e Sommet a été un formidable point d’appui qui a soulevé et mis en branle l’ardeur des acteurs de l’économie et révélé l’esprit d’innovation, l’ingéniosité et la créativité de la société civile. Les Tunisiens s’en sont pleinement donnés. Preuve que le pays n’a rien perdu de sa capacité de se surpasser et de s’illustrer, de donner de lui l’image qui doit être la sienne dans l’échiquier mondial, bref, qu’il est de retour. Quel dommage que toute cette intelligence collective, cette énergie créatrice, cette ingéniosité, ce savoir-faire et cette exigence de réussite ne soient pas mis à contribution dans la conduite du pays, la gestion de l’économie et la gouvernance sociale !
Se pourrait-il qu’on manque à ce point de pédagogie de crise et d’enjeux
Moralité : nous savons parler aux élites mondiales, aux gens d’influence planétaire, mais nous ne savons pas encore parler aux Tunisiens et les convaincre, avec des villes qui croulent sous les déchets, des campagnes assoiffées et désertées, des ouvriers d’usines désaffectées et des familles endettées par les barques de la mort. Se pourrait-il qu’on manque à ce point de pédagogie de crise et d’enjeux, de discernement et de courage politique pour échouer là où on a le plus de chances de réussir ? Une chose est sûre : à moins de se réconcilier avec la Tunisie, celle d’en bas, victime du chômage, de la dégradation du pouvoir d’achat, des services publics et qui peine à survivre, il serait difficile de transformer l’essai de Djerba et de tirer profit dans l’immédiat ou à terme de cette manifestation à la gloire de la francophonie.
L’édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin N° 857- du 23 novembre au 7 décembre 2022