Scénario inattendu, qui paraissait peu probable, surtout au lendemain du 25 juillet 2021 : celui d’une mésentente peu cordiale UGTT- Kaïs Saïed. La centrale ouvrière s’était d’emblée rangée aux côtés du président de la République, quand il avait dégainé l’article 80 de la Constitution pour congédier le chef du gouvernement et geler l’activité du Parlement, tous deux sous l’oppressante domination d’Ennahdha. Attitude peu surprenante d’une institution à l’instinct patriotique et au sens du devoir chevillés au corps.
Le pays, menacé la veille du 25 juillet de cataclysme sanitaire et de naufrage économique et financier, a retrouvé des signes de vie et de nouvelles raisons d’espérer. Il semblait même tout près de la sortie d’une crise dont on ne voyait pas l’issue. Moment idéal pour remettre à l’honneur le projet de dialogue national prôné par l’UGTT. On sait, depuis, ce qu’il est advenu de ses appels incessants pour engager au plus vite ce dialogue.
Dont ne voulait pas le Président, qui ne fait pas mystère de son refus ostentatoire qui confine au mépris. Il a une tout autre conception du dialogue, en cohérence avec le projet politique qu’il veut incarner. Il veut dialoguer avec les siens, les jeunes enrôlés sous sa bannière, autant dire se parler à soi-même, via une plateforme digitale. Un artifice technologique pour faire diversion et rendre illisible la stratégie du Président.
Cette démarche unilatérale, qui n’ose pas dire son nom, met en émoi en même temps qu’elle fracture le paysage politique. Elle suscite, de surcroît, incompréhension, irritation, voire un sentiment de refus de la centrale ouvrière.
“Scénario inattendu, qui paraissait peu probable, surtout au lendemain du 25 juillet 2021 : celui d’une mésentente peu cordiale UGTT- Kaïs Saïed”
L’UGTT n’en peut plus, n’en veut plus, ne s’accommode plus des tergiversations, des discours martiaux et des propos enflammés du chef de l’État, au seul effet de jeter de l’huile sur le feu et d’enfoncer le pays dans la crise. Elle finit, en désespoir de cause, par dénoncer cet état de ni guerre ni paix qu’entretient le Président. Qui ne cache plus, au fil de ses multiples déclarations, sa volonté et sa détermination de poser les jalons de son projet politique, si peu conventionnel et à forte connotation populiste : un projet de triste mémoire dans la région.
L’UGTT sort aujourd’hui de son mutisme, rompt en quelque sorte le pacte de gentlemen’s agreement avec le chef de l’État, après avoir multiplié en vain les signaux de concorde et les gestes d’apaisement à l’endroit de Kaïs Saïed, qui s’en éloigne à mesure que la centrale syndicale cherche à s’en approcher.
Le président de la République, fort de son pouvoir absolu, se mure dans son refus de s’ouvrir à l’appel et aux sollicitations des corps constitués, de quelque importance qu’ils soient, tout autant que des formations politiques, même celles qui se déclaraient ses fervents supporters.
Sa République rêvée n’est pas forcément celle à laquelle on pense. Son nouveau paradigme, le système politicosocial et sociétal qu’il veut mettre en place, expurgé de toute forme de force d’opposition, évoque, hélas, un triste et funeste souvenir.
Que Kaïs Saïed veuille se placer au-dessus des partis, cela peut se comprendre s’il leur reconnaît le rôle qui doit être le leur dans toute démocratie, même si, jusque-là, ils se sont montrés particulièrement décevants.
Il ne doit pas, en revanche, chercher, à coups d’insinuations et de provocations, à faire taire, marginaliser et discréditer les partenaires sociaux et l’ensemble des corps constitués. S’il s’y emploie, il prend le chemin de l’échec.
“L’UGTT sort aujourd’hui de son mutisme, rompt en quelque sorte le pacte de gentlemen’s agreement avec le chef de l’État…”
L’UGTT, l’UTICA, l’UTAP, pour ne citer que celles-là, sont les principales roues du char de l’État. Vouloir les réduire au silence, ne pas se mettre à leur écoute, revient à se condamner à l’immobilisme, avec son triste cortège de déclin économique et d’explosion sociale.
Cette démarche, peu recommandable, le fragilise au plus haut point et expose le pays à tous les dangers.
Le Président a tout à perdre à vouloir les contourner, à les étouffer dans le vacarme assourdissant d’une prétendue démocratie directe, dans un pays en proie au chaos et à l’anarchie.
Les partis politiques, les groupements professionnels et les associations en tout genre sont des contre-pouvoirs, des forces de rappel et de régulation de la vie politique et du vivre-ensemble. Ils sont les bras séculiers de la démocratie et son principal bouclier.
On peut, à raison, déplorer l’attitude quelque peu hégémonique de l’UGTT, ses interférences, son intrusion dans la vie politique et sa volonté d’ingérence dans la conduite et la direction du pays. Mais on ne peut nier la contribution et le rôle qui furent les siens à chaque crise nationale, pour éviter que le pays ne succombe à ses démons et ne bascule dans l’anarchie et la guerre civile, sous le choc d’un tsunami social.
Le président de la République serait mal inspiré – il court même un vrai danger – s’il s’obstinait à rompre le cordon ombilical syndical, garant de paix et de cohésion sociales. Le coût politique de concertations dépourvues d’arrière-pensée et d’une saine cohabitation État-UGTT est infime. Il génère en revanche un retour sur investissement autrement plus important en termes de stabilité, de visibilité, de progrès et d’assurance-vie pour ancrer la démocratie.
“Les partis politiques, les groupements professionnels et les associations en tout genre sont des contre-pouvoirs, des forces de rappel et de régulation de la vie politique et du vivre-ensemble”
Ce serait commettre la pire des erreurs que de s’obstiner dans le refus d’acter l’initiative de dialogue national portée avec force conviction par l’UGTT dans son rôle de garant de la maison Tunisie. Un dialogue entre personnalités, partis politiques et associations au-dessus de tout soupçon. Qui décline une feuille de route dont on peut penser qu’elle rompt l’isolement et l’enlisement de Kaïs Saïed, à l’idée qu’il va enclencher une dynamique qui renoue avec les fondamentaux qui ont déclenché la décision du 25 juillet 2021 qui a soulevé une immense ferveur populaire.
Hors du dialogue national, point de salut. Avec comme ultime objectif – au-delà de l’impératif d’apaisement du climat social et politique – l’organisation d’élections législatives et présidentielles anticipées sans confusion ni ambiguïté. Loin des manigances, des mensonges et des calculs politiciens à l’origine de toutes les dérives, les manipulations et les transgressions qui ont souillé et dévoyé le processus démocratique : loi sur les financements occultes des partis politiques, code électoral, mode de scrutin, découpage des circonscriptions électorales… Le tout au seul bénéfice d’Ennahdha, qui était l’architecte et le principal maître d’oeuvre de la vie politique.
Si le Président Kaïs Saïed, désormais seul aux commandes du pays, n’y consent pas, de crainte de ne pouvoir aller jusqu’au bout de son propre projet politique, il lui sera très difficile de redresser l’économie, les finances publiques et d’atténuer la fracture sociale, régionale et politique. La fuite en avant est synonyme de dérive autoritaire et de perte de légitimité.
“Ce serait commettre la pire des erreurs que de s’obstiner dans le refus d’acter l’initiative de dialogue national portée avec force conviction par l’UGTT…”
Le chef de l’Etat peut, à bon droit, déclarer la guerre à ses ennemis politiques irréductibles, qui ont fait beaucoup de tort au pays ces dix dernières années. L’ennui est qu’en apparence tout au moins, il n’a pas de but de guerre. Ni qu’il donne à penser qu’il maitrise l’art de la
guerre-éclair, pour ne pas s’exposer à la riposte et à la contre-offensive de ses ennemis jurés.
En la matière, ils ont su manoeuvrer à la perfection, au point de l’acculer à la défensive.
Reste que les partis politiques, même puissants et manoeuvriers, ont moins d’emprise et d’impact sur le cours des événements que les acteurs économiques et sociaux.
Le Président Kaïs Saïed ne peut se passer de l’appui, du concours, de la mobilisation et de l’engagement des corps constitués : c’est le sens même du nécessaire contrat social, sans lequel il ne peut y avoir de pacte de croissance. Et sans quoi, il ne peut, à la tête de son gouvernement – c’est sa responsabilité qui est engagée – redresser l’économie, renouer avec la croissance, renflouer les finances publiques, terrasser l’hydre de l’inflation, éradiquer les fléaux de la corruption, du chômage et de la pauvreté. Il évolue sur un chemin de crête et doit être sur la même ligne de partage que l’UGTT, la centrale patronale et le syndicat des agriculteurs. Et pour cause : ils détiennent les clés de la reprise, de la paix sociale, de la pompe à finance et du robinet de l’investissement.
“Kaïs Saïed ne peut se passer de l’appui, du concours, de la mobilisation et de l’engagement des corps constitués : c’est le sens même du nécessaire contrat social, sans lequel il ne peut y avoir de pacte de croissance.’
Si le Président ne parvient pas à construire un vaste consensus – qui va au-delà des partenaires sociaux -, son idéal et son rêve de projet politique se heurteront violemment à l’opposition des politiques, à la résistance des syndicats et se fracasseront contre le mur de l’argent de la gent patronale, lassée de se voir diabolisée et stigmatisée. Il n’en faut pas plus pour faire fuir les investissements étrangers.
Et inquiéter la communauté internationale des bailleurs de fonds et leurs commanditaires. Ces puissances étrangères qui font peu de cas de notre souveraineté nationale. On imagine le reste…