La Tunisie peut-elle se positionner dans un nouveau “business model” ? Mohamed Balghouthi, consultant international tunisien en stratégie et intelligence économique. Et enseignant dans plusieurs Masters “Purchasing & Supply Chain Management” Intelligence Economique, cofondateur du CRET (Comité de Réflexion sur l’Economie Tunisienne) et du GIEST (Groupe d’Intelligence Economique et Scientifique de Tunisie) livre une analyse de la situation et de ce nouveau business mondial. Interview.
Quel bilan faites-vous de la Tunisie de l’après 14 janvier ?
Mohamed Balghouthi : En Tunisie, d’un point de vue politique, le bilan est positif puisque nous sommes passés d’un système monopolistique dictatorial avant 2011 à un système démocratique. Où il y a la pluralité des opinions. Il s’agit, en effet, d’un aspect positif. Quant à l’aspect négatif, il s’agit de la pluralité des opinions qui n’arrivent pas à se coordonner sur des domaines apolitiques. Dépendant ainsi de la continuité de l’État et qui définissent sa continuité.
D’ailleurs, au jour d’aujourd’hui, on n’a pas encore trouvé l’intersection de toutes les opinions politiques qui correspondent avec la stabilité de l’État-nation et sa continuité. En laissant de côté le vrai débat.
Or, la continuité passe par la définition d’objectifs économique, industriel, techno-scientifique. Ainsi que de la place de la Tunisie par rapport au reste du monde. Du coup, nous avons évité le débat qui nous rattrape. C’est un peu comme la politique qui ne s’est pas occupée d’économie. Et que cette dernière est en train de s’occuper de la politique.
Comment est perçue l’instabilité politique ?
A mon avis, l’instabilité politique enlève la confiance des opérateurs économiques et citoyens qui sont aussi les agents économiques du pays. Tout comme elle enlève la confiance de l’international parce qu’il faut se rappeler que la Tunisie est intégrée dans la chaîne de valeur d’économie mondiale qu’on le veuille ou non. Mais également de la chaîne de la valeur de la géopolitique mondiale.
La Tunisie, 9 ans après la révolution
La Tunisie est le seul pays démocratique du Grand Moyen-Orient. Or, si cette expérience échoue vu l’instabilité qui se trouve à nos frontières, le risque est systémique. Autrement dit, cette expérience ne doit pas échouer. Et pour qu’elle n’échoue pas, il faut une économie solide.
Et aujourd’hui, est-il possible de remédier à cette crise économique accompagnée d’une instabilité politique et le risque d’avoir des élections anticipées dans la mesure où le gouvernement ne passerait pas ?
Il est vrai qu’on est dans l’incertitude parce qu’on n’a pas défini la stratégie économique et industrielle en dehors du champ politique. Alors que la stratégie d’un Etat ne doit pas dépendre des fluctuations politiques.
Cela dit, il peut y avoir des changements de régime, de gouvernement et même au niveau de l’Exécutif. Mais la stratégie économique et industrielle est une stratégie étatique qui ne dépend pas des fluctuations politiques. Or, le problème peut être résolu. D’ailleurs, la solution existe à travers la création d’une Agence nationale de l’intelligence économique à deux volets: agences privée et publique.
Pourquoi une agence privée et une agence publique ? Parce que le rôle de l’État, à mon sens, est un rôle régulateur et stratège et non un rôle dirigiste. Il s’agit d’un rôle qui définit la continuité de l’État-nation sur plusieurs générations. Voulons-nous que la Tunisie soit parmi les 50 pays premiers pays de la planète ou bien les 50 derniers pays de la planète ?
Faire partie des 50 premiers pays dans le monde, est-ce possible ?
On peut fixer cet objectif, mais d’abord il faut qu’on définisse notre objectif et notre ambition. Or, tant qu’on a pas défini cette ambition, c’est le désordre qui gagne.
Le PIB de la Tunisie est un faible PIB annuel de 40 milliards de dollars. Et si on rajoute l’économie informelle, on va monter à 55 milliards de dollars par an. Le PIB de la planète est autour de 80000 milliards de dollars par an. Cela dit, le PIB par tête d’habitant moyen entre les États très riches les États très pauvres, c’est autour de 12 000 dollars par an par habitant. Contrairement à nous, qui s’élève à moins de 4000 dollars par an et par habitant. Ce niveau est 75 % inférieur au PIB moyen de la planète.
Soit qu’on est dans une économie fermée, à l’abri du monde, et on consomme ce qu’on produit avec des petits salaires. Soit on veut consommer comme le reste de la planète des produits à haute valeur ajoutée. Et les salaires ne doivent pas être à faible valeur ajoutée, ils doivent être à haute valeur ajoutée. Mais pour que les salaires s’améliorent, il faut que l’industrie soit, elle aussi, à haute valeur ajoutée.
La question est de savoir comment produire et consommer comme le reste de la planète sachant que notre taux de dépendance économique et technologique par rapport à l’extérieur est plus de 80%. Si le donneur d’ordre externe (financier, technologique, industriel) décide de ne plus investir en Tunisie, la croissance économique sera en déclin. Ce qui nous amène à se projeter dans le débat de la souveraineté économique du pays.
En quoi consiste la souveraineté économique du pays ?
La souveraineté économique c’est de maîtriser son taux de dépendance et de co-dépendance. Le taux de co-dépendance est que tous les pays de la planète soient co-dépendants les uns par rapport aux autres. Pour nous, la vraie question, si on enlève la Tunisie de l’équation mondiale, est-ce que le monde s’arrêterait ? La réponse est non.
Et il est dans la logique à ce que chaque pays sur la planète défend ses intérêts. Il est donc de notre devoir de défendre le nôtre afin de peser dans une économie mondialisée avec un taux de dépendance supérieur à 80%. Et c’est à nous de générer un produit ou un service qui s’inscrit dans la co-dépendance des autres.
Vous, qui formez les futurs dirigeants français de l’intelligence économique, quelle est la solution pour la Tunisie d’aujourd’hui pour sortir de la crise dans le court terme ?
Il faut comprendre que les futurs dirigeants sont formés à prendre des décisions, mais surtout à avoir la capacité d’anticiper le futur. Tout en sachant où va le monde économique, industriel et technologique sur un horizon de 5 à 10 ans.
Aujourd’hui, la 4e révolution industrielle arrive à grands pas. Tout comme elle est en train de briser tous les anciens modèles de l’humanité.
Et d’ajouter : les personnes que j’ai rencontré durant mon séjour à Tunis, que ce soit les autorités gouvernementales, le président de l’Ites, les membres de la présidence, mais aussi les membres du futur gouvernement, les patronats, l’UGTT, ont compris qu’une partie du business model est attaquée par les nouvelles technologies.
Il faut savoir qu’il est nécessaire de se repositionner économiquement et industriellement. Prenons les pays du G20 : ils pourront acheter la paix sociale face aux transformations mondiales. D’ailleurs, ils peuvent se permettre de mettre en place un revenu universel.
Il y a 800 millions postes d’emploi qui seront supprimés sur les 10 prochaines années dans le monde. Avec possibilité de transfert de compétences au maximum, dont 300 millions. Ce qui veut dire que les autres 500 millions de postes seront totalement supprimés d’ici 2030-2040.
D’où le besoin de création de 800 millions d’emplois dans la planète sur les nouveaux métiers de la nouvelle technologie.
Passer de l’industrie 2.0 à 4.0
Or, en tant que pays “low-cost”, nous n’avons pas un revenu universel pour subvenir à toute une population comme les G20. Il va falloir, de ce fait, trouver d’autres solutions.
A mon sens, il faut aller directement vers le “saut quantique”. Ce qui va nous permettre de passer de l’industrie 2.0 à l’industrie 4.0.
La bonne nouvelle, c’est que l’industrie 4.0 au niveau planétaire est un nouveau business. Et 80% d’entre elles ne sont pas encore prises sur les 10 prochaines années. Cela veut dire que chaque jour est une perte de potentialité d’avoir du business au niveau mondial.
Procéder à une stratégie économique
La question qui se pose, c’est comment faire en sorte de procéder à une stratégie économique, opérationnelle et exécutive. Tout en avançant dans le temps et tout en laissant le processus démocratique mûri et tout en laissant la politique apprendre et comprendre son rôle par rapport à l’Etat ? La solution optimum qui est viable, c’est l’Agence Nationale de l’Intelligence Economique que j’ai défendu évidemment auprès des autorités tunisiennes et des parties prenantes (entre autres le patronat, l’UGTT…).
Par la même occasion, les institutions internationales ont été sensibles à cette idée au point que Crisis group a proposé de décréter l’état d’urgence économique. Et de créer l’Agence intelligence économique.
Un renouveau économique pour la Tunisie
Proposer un renouveau économique pour la Tunisie c’est de faire en sorte que d’ici 2030, elle deviendra une puissance économique à haute valeur ajoutée. Or, ce plan était cohérent et réalisable. Ce qui nous ramène également à retrouver la souveraineté économique en renégociant les accords de transfert technologique et transfert industriel. Et pour la première fois en 70 ans, la Tunisie peut renégocier, point par point, son modèle économique. Et ce, par rapport à l’international.
Il faut être optimiste pour la Tunisie. Ce projet est un projet structurant. Il va donner confiance à l’ensemble des opérateurs.