Selon Platon, l’aïdos (le scrupule, l’honneur, la dignité, la vergogne) est un substrat de l’art politique. Cicéron nous confirma plus tard à quel point, même chez les Romains, l’héritage de cette verecundia faisait trembler les politiciens les plus aguerris. Plus que la crainte des châtiments fixés par la loi, c’est la peur de défaillir, de ne pas remplir le devoir moral imposé par la Vergogne qui leur faisait, nous dit-il, « redouter le mépris public et le déshonneur ». Cela ne semble pas à l’ordre du jour des mœurs politiques contemporaines, comme en atteste le retour en fanfare d’anciens collaborateurs du régime Ben Ali, qui osent afficher leur ambition politique en vue des prochaines échéances électorales. Une « contre-révolution de velours » est-elle en marche ? La question est posée. Ce n’est pas la seule. D’un point de vue plus philosophique, il y a le problème classique des rapports entre morale et politique.
Un problème loin de concerner les seuls acteurs politiques tunisiens. L’ex-président français Nicolas Sarkozy vient également d’annoncer son « retour » sur la scène politique française. Et pourtant… Un mandat présidentiel conclu par un échec électoral et un bilan socioéconomique négatif (taux de chômage à deux chiffres, croissance nulle et déficit public abyssal), un engagement moral non tenu (le 6 mai 2012, dans son dernier discours en qualité de président de la République, il annonçait qu’il quittait la politique…), une série d’affaires judiciaires où son nom est cité (dont une mise en examen pour « corruption active »)… Rien de tout cela n’a pu l’empêcher de se relancer dans la course aux plus hautes fonctions démocratiques : chef de l’opposition, avant l’aventure présidentielle.
Dans le cas de Sarkozy comme dans celui des Benalistes, on a l’impression qu’ils n’ont en réalité jamais quitté la vie politique. Dans les deux cas également, les rapports entre morale et politique sont à nouveau interrogés. Des relations qui s’inscrivent plus souvent dans une configuration de séparation ou d’opposition que dans une perspective de complémentarité et d’harmonie. Parce que la pensée moderne assimile et réduit le politique à la domination, il faut retourner aux fondements de la démocratie et de la République pour retrouver la place de la morale en politique. La politique comme la République s’est construite sur une morale, quoi qu’en pensent les tenants de la pensée de Machiavel. C’est en cela que l’ancien régime benaliste rejoignait les régimes monarchiques qui ont précédé l’avènement de la République : l’exercice de fonctions publiques se confondait souvent avec les intérêts privés. On achète les charges en espérant en tirer profit, on distribue des offices, on régale des domaines, et la séparation entre cassette royale/présidentielle et budget de l’État est floue… Le conflit d’intérêts ne peut exister, puisque les intérêts publics et privés se confondent allègrement. Le cardinal de Richelieu estimait « normal qu’un ministre veille sur sa fortune en même temps que sur celle de l’État ». Il allait même plus loin en déclarant préférer un ministre corrompu à un ministre incompétent, car il arrive à un ministre corrompu de prendre de bonnes décisions… A contrario, le discours républicain s’est construit notamment à travers une exaltation du sens de l’intérêt général (opposé à l’intérêt particulier) et de l’égalité devant la loi : « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (art. 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et citoyen de 1789).
En cela, l’ancien régime était anti-républicain. Alors que certains tentent de réécrire l’Histoire – ou du moins la leur – pour justifier un retour en grâce dans le nouvel ordre – politique, économique et social –, un rapport de la Banque mondiale (intitulé « All in the Family, State Capture in Tunisia ») publié en début d’année, est venu rappeler en quelques chiffres abrupts la sinistre réalité de l’ancien régime, celle d’un système de captation des richesses nationales par les clans familiaux du couple présidentiel et ses affiliés. Les données chiffrées qu’il avance permettent de mieux saisir et de mesurer l’ampleur des pertes et dégâts pour une économie nationale qui ne s’en est toujours pas remis.
La moralisation de la République est-elle possible ou compatible avec le retour en grâce d’anciens collaborateurs Benalistes ? La question est posée aux citoyens tunisiens qui auront à les juger directement ou indirectement, par la voie de la justice transitionnelle. A moins que celle-ci ne soit qu’une chimère post-révolutionnaire…