D’une polémique à l’autre. Tel est le lot d’une société tunisienne sous tension, en quête de sens et incertaine de son avenir. Un mot est au cœur de ce questionnement existentiel : révolution. Un mot devenu sacré dans l’espace politique et empreint d’un dogmatisme si puissant qu’il échappe à toute réflexion critique de la part de ceux qui l’emploient allègrement comme label ou argument d’autorité. De même que pour la religion, les appels incessants à la «république» par des forces politico-sociales antagonistes jettent le trouble. Car la révolution n’est pas un acquis et sa signification n’est pas univoque.
La Tunisie s’est engagée dans un véritable processus de démocratisation, synonyme d’un nouvel ordre politique, et social fondé sur un acte constituant fondateur de la seconde République. Sur le plan externe, la journée du 14 janvier 2011 a provoqué une onde de choc, non un effet domino, dans tout le monde arabe : par-delà les images anecdotiques de citoyens chinois brandissant des jasmins après la chute de Ben Ali, c’est un message révolutionnaire de portée universelle qui a été délivré, susceptible d’être lu à l’aune de la conception rousseauiste de la souveraineté populaire, de la démocratie directe et de l’égalité réelle. La modernité de cette révolution tient dans sa mise en cause de l’idée tenace de l’inadaptation supposée de certains peuples à manifester tout désir de démocratie…
Si le temps n’est pas encore au bilan de cette expérience unique, il reviendra aux historiens de souligner la pertinence et les limites de toute analogie avec les « révolutions-modèles » (1789, 1917). Dès le lendemain du 14 juillet 2011, les observateurs se sont interrogés- et s’interrogent encore- sur la nature des évènements : de quoi sont-ils le nom ? Dans la mesure où la « révolution » appartient à l’histoire contemporaine de l’Occident, ce terme est-il idoine pour qualifier une « chose tunisienne » qui s’inscrit dans un autre espace-temps ? Le 14 janvier 2011 ne correspond-il pas plutôt à une forme de « décolonisation de l’intérieur », à une nouvelle déclaration d’indépendance à l’encontre de clans familiaux et mafieux ? Ou s’agit-il d’un simple changement de régime ?
La révolution ne remet pas en cause la forme du gouvernement : la République est confirmée, confortée, mais sur des bases constitutionnelles et politiques rénovées. Quelle République ? A la fois notion philosophique et système empirique, la «république» désigne tout à la fois l’État (souverain) et ses institutions, une forme de gouvernement (alternative à la monarchie et à l’empire) et un système de valeurs (de plus en plus assimilé à la démocratie). Cette définition est confortée par l’étymologie du mot (du latin res publica, «chose publique»), laquelle oppose la République à la «chose privée» et par extension à l’intérêt privé, à l’espace privé. Or cette construction binaire (public – privé) est mise en péril par divers modes d’expression où prévalent l’individualisme social et le pouvoir financier. La frontière entre les différentes sphères est brouillée et tend à se dissiper.
Du reste, la crise économique et sociale actuelle est une crise de l’égalité. Les inégalités (sociales et territoriales) continuent de structurer une société incapable de conjuguer le respect du singulier et la définition du commun. L’atomisation et le cloisonnement de la communauté nationale ont engendré une citoyenneté à plusieurs vitesses dont l’inégalité sociale demeure la matrice. En cela, le risque de déconstruction de la République n’a rien d’un spectre, c’est un processus largement entamé. L’école qui avait fait la fierté nationale se trouve ici au cœur de la chaîne des responsabilités. L’institution n’arrive plus à lutter contre les inégalités, au contraire : elle les reproduit. Le système d’éducation s’est transformé en une machine d’immobilité sociale, et contribue in fine à l’autoreproduction des élites. L’idée même de méritocratie censé fondée l’accès à la fonction publique se trouve altérée par des mécanismes de reproduction qui consacrent l’injustice comme matrice de l’ordre social. Et que dire du poids de l’hérédité, ce critère archaïque qui influe toujours plus pour l’accès à l’aristocratie économique, administrative et culturelle. Tout projet de société digne de la révolution tunisienne consiste d’abord à lutter contre la consécration d’une société de castes.
Le sentiment d’injustice cultive les divisions et les antagonismes. La fracture entre gouvernants et gouvernés rend d’autant moins audible ce sentiment. Les gouvernants font face à une profonde défiance des citoyens, défiance nourrie par un procès en impuissance : le pouvoir politique a vocation à changer le réel, mais n’en a plus les moyens. Une réalité à laquelle les dirigeants tunisiens- quel que soit leur nature (techno ou politique)- sont plus que jamais confrontés. De leur capacité à agir avec efficacité et justice dépendra le jugement que l’Histoire portera sur la Tunisie post-révolutionnaire.