« IA, ingénierie financière et de paiement », c’est l’intitulé du troisième panel à retenir lors de ce 26ème Forum de l’Economiste Maghrébin. Il est modéré par Cyrine Sanchou, qui a montré une maîtrise approfondie des enjeux de l’intelligence artificielle dans le secteur financier. Elle a orchestré avec habileté les échanges entre les différents intervenants, à savoir Skander Naija, directeur général de BNA Assurances, Mohamed Bahri, cofondateur de Kepler et Amin Ben Abderrahman, CEO de Konnect Networks ».
L’IA est en train de révolutionner en masse le secteur financier. On le voit à travers les interactions et les partenariats avec des fintechs. C’était d’abord au niveau des processus d’automatisation, mais on le remarque aussi de plus en plus dans l’aide à la prise de décision. Aujourd’hui, on parle même de laisser la main à l’IA pour prendre certaines décisions financières », affirme Cyrine Sanchou en guise d’introduction au panel.
Pour le débat, elle propose d’articuler les interventions autour des défis, mais aussi des opportunités de l’IA dans le secteur.
L’IA au service des assurances
Précurseur dans l’intégration de l’intelligence artificielle au sein du secteur assurantiel, Skander Naija, directeur général de BNA Assurances, a présenté un retour d’expérience éloquent sur la transformation digitale de son entreprise, initiée dès 2019.
« L’assurance est une industrie de data depuis des siècles», rappelle-t-il, soulignant que la révolution technologique actuelle constitue « un paradis pour les assureurs », qui disposent enfin des outils nécessaires pour exploiter pleinement leurs données historiques.
Les chiffres présentés par M. Naija sont particulièrement impressionnants : en trois ans seulement, l’implémentation de modèles d’IA dans l’analyse des risques automobiles a permis une baisse du coût du risque de près de 25%. Pour parvenir à ce résultat, BNA Assurances a collaboré avec quatre entreprises tunisiennes spécialisées qui ont développé des modèles prédictifs de sinistralité fonctionnant en temps réel. L’automatisation des processus opérationnels grâce à l’IA a également généré des gains de productivité atteignant 80%, permettant aux collaborateurs de se concentrer sur des tâches à plus haute valeur ajoutée. « Ces 80% que nous avons gagnés correspondaient aux 80% de tâches à faible valeur ajoutée », souligne le dirigeant, ce qui a entraîné une hausse de l’engagement des équipes.
Au-delà de l’optimisation opérationnelle, l’IA permet à BNA Assurances d’élargir son offre vers des risques auparavant difficilement assurables, comme les catastrophes naturelles ou les pandémies, grâce à une modélisation plus fine « d’événements de plus en plus rares et catastrophiques». Parmi les innovations majeures, la compagnie a noué un partenariat avec Womia, une startup tunisienne spécialisée dans la prévention cardiaque par imagerie IRM analysée par IA. Cette collaboration illustre le virage stratégique de BNA Assurances vers une logique préventive : « Nous ne sommes pas seulement là pour vous indemniser en cas de problème, mais aussi pour vous aider à l’éviter ».
La protection des données personnelles constitue un enjeu central dans cette transformation. M. Naija détaille à cet effet les mesures rigoureuses mises en place : «murailles de Chine » internes entre les différentes branches d’assurance, anonymisation systématique des données et conservation exclusive des données en Tunisie. Plus avant-gardiste encore, BNA Assurances réfléchit à l’implémentation d’un « droit à l’oubli», avec une « date limite de consommation » des données personnelles fixée à cinq ans.
Les défis de la data
Mohamed Bahri, CEO de Kepler, a partagé sa vision d’une plateforme IA dédiée aux institutions financières, conçue pour intégrer l’intelligence artificielle dans les processus métiers quotidiens. Spécialisée dans le scoring et la gestion des risques au sens large, Kepler propose des solutions de détection de fraude, de scoring AML/ KYC, de scoring de crédit et de calcul de provisions en mode IFRS9.
Pour illustrer la situation actuelle de l’IA en Tunisie, M. Bahri établit un parallèle éclairant avec l’histoire de la téléphonie: « L’image qui me vient en tête, c’est la téléphonie filaire et la téléphonie mobile. En Europe, ils ont attendu que toute la téléphonie filaire soit bien ficelée avant de passer au mobile. En Tunisie, nous n’avons pas attendu que le réseau filaire soit terminé pour passer au mobile ».
De la même manière, il observe que la Tunisie – et plus généralement le Sud global – adopte l’IA de façon accélérée, sans attendre que toute l’infrastructure de traitement et de stockage des données soit parfaitement établie. Cette adoption rapide représente à la fois une opportunité et un défi. « Personne ne peut se passer d’un téléphone mobile aujourd’hui. Dans 20 ans, personne ne pourra se passer d’intelligence artificielle, prédit-il, qu’il s’agisse de machine learning basique ou d’IA générative ».
Le principal obstacle identifié par M. Bahri reste la préparation des données, étape cruciale qui représente « 80% du temps passé sur un projet data ». Il met en garde contre « l’effet gadgetisation» de l’IA dans le monde financier, avec des promesses irréalistes de solutions fonctionnant en automatique, « en plug and play » (prêt à l’emploi), pour des sommes dérisoires. « La première étape, c’est vraiment de convaincre le client qu’il doit s’engager dans un processus de mise en place de l’IA au sein de son organisation », explique-til, insistant sur la nécessité d’un engagement durable : « Plus il y consacrera de temps pour apprendre à interagir, plus il obtiendra des résultats concrets ».
Les déploiements réalisés par Kepler démontrent des résultats tangibles : «Une réduction drastique des faux positifs, une automatisation des processus, un contrôle renforcé et une surveillance plus stricte et précise des transactions».
L’IA comme moteur de croissance pour les fintechs
Amin Ben Abderrahman, CEO de Konnect Networks, a exposé comment l’intelligence artificielle est devenue un facteur de transformation et de croissance décisif pour sa fintech, spécialisée dans le paiement digital. Son témoignage offre un aperçu concret des impacts de l’IA sur une startup en pleine expansion dans l’écosystème tunisien.
« Konnect est une startup qui opère dans le paiement digital. Nous permettons aux e-commerces d’accepter les paiements par carte et par wallet tunisienne directement sur leur site », indique-t-il, avant de souligner que l’IA a engendré « un vrai changement » dans la structure même de l’entreprise. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec une équipe initiale de seulement 8 personnes (passée à 13 récemment), Konnect a traité 155 millions de dinars de flux en deux ans, captant environ 4% du flux national de paiements. Une performance qui a impressionné et qui a conduit à un investissement historique dans la startup tunisienne.
« L’IA, c’est ma meilleure amie en ce moment », confie M. Ben Abderrahman, qui l’utilise quotidiennement pour :
- conduire des entretiens d’embauche en temps réel ;
- développer du code plus rapidement et avec une meilleure qualité ;
- assurer un support client 24/7 avec des réponses exceptionnelles ;
- détecter des anomalies dans les transactions ;
- rédiger de la documentation technique et faciliter l’intégration.
Cette intégration profonde de l’IA a transformé l’organisation même de l’entreprise, au point de donner naissance à un agent IA dénommé « Alya », chargé du support client.
Plus fondamentalement, le dirigeant encourage désormais ses équipes à « devenir elles-mêmes des managers d’IA». « Même le développeur est un manager, car il doit superviser plusieurs agents travaillant chacun sur un périmètre spécifique », précise-t-il. Cette transition n’est pas sans conséquences sur les ressources humaines : « Les membres de l’équipe qui n’ont pas su prendre ce virage – c’est-à-dire qui n’ont pas renforcé leur productivité en intégrant l’IA dans leur travail quotidiense retrouvent complètement distancés ».
Tourné vers l’avenir, M. Ben Abderrahman identifie l’émergence d’un nouveau métier clé : l’architecte IA. Ce rôle consiste à « concevoir des processus complets en interconnectant différents agents pour qu’ils collaborent ». Au-delà de la conception, ces architectes doivent assurer une «maintenance active » des processus qui « évoluent à une vitesse incroyable ».
Cet article est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 921 du 4 au 18 juin 2025