Nizar Yaïche, ancien ministre des Finances, a dressé lord de la 26ème édition du Forum de L’Economiste Maghrébin, un panorama complet des mutations géopolitiques et économiques mondiales, tout en proposant une réflexion stratégique sur la position de la Tunisie dans ce contexte en pleine évolution. Son analyse s’est articulée autour de plusieurs axes majeurs, mettant en lumière les défis systémiques, les rapports de force entre puissances et les opportunités pour les pays du Sud, notamment la Tunisie.
M. Yaïche a débuté son intervention en soulignant les fragilités économiques des États-Unis, première puissance mondiale mais confrontée à une dette colossale de 36 000 milliards de dollars, avec un service de la dette dépassant les 850 milliards de dollars annuels. Cette situation, couplée à un déficit commercial avoisinant le trillion de dollars, pousse selon lui l’administration américaine à adopter une posture agressive pour préserver son hégémonie. Il a cité les mesures protectionnistes, les tensions tarifaires et la concurrence accrue pour les investissements étrangers comme des symptômes de cette stratégie défensive. Par ailleurs, il a noté le recul relatif du dollar dans les réserves mondiales (62-63 % contre des niveaux plus élevés auparavant), signe d’une perte d’influence progressive.
La Chine, puissance montante et redéfinition des équilibres globaux
Face au déclin relatif des États-Unis, M. Yaïche a insisté sur la montée en puissance de la Chine, qui devrait représenter 42 % de l’industrie mondiale d’ici cinq ans. Il a relevé ses avancées technologiques, avec un leadership en matière de brevets, et son expansion académique, passant de 26 à 76 universités classées parmi les meilleures en quinze ans. Sur le plan économique, la Chine est déjà le premier pays en termes de PIB en parité de pouvoir d’achat et pourrait dépasser les États-Unis en PIB nominal d’ici 2035. Cette dynamique, selon lui, redéfinit les équilibres géoéconomiques et marginalise progressivement l’Europe, qui peine à s’adapter.
L’Europe, entre dépendance et recherche de souveraineté
M. Yaïche a pointé les défis auxquels fait face l’Europe, tiraillée entre les États-Unis et la Chine. Il a évoqué les dépenses militaires accrues (800 milliards d’euros prévus), les difficultés énergétiques et les pressions inflationnistes qui limitent sa marge de manœuvre. Le manque de cohésion politique et la dépendance technologique vis-à-vis des autres puissances affaiblissent, selon lui, sa capacité à peser dans les grands arbitrages mondiaux.
Le « Grand Sud » pris en étau par les politiques monétaires du Nord
Une partie importante de son intervention a porté sur l’impact des politiques monétaires restrictives des banques centrales occidentales (Fed et BCE) sur les économies du Sud. M. Yaïche a détaillé les mécanismes par lesquels la hausse des taux d’intérêt renchérit le service de la dette, déprécie les monnaies locales et accroît le coût des importations pour les pays vulnérables. Il a qualifié ces effets de « taxe cachée » pesant sur les pays les plus fragiles, avec des pertes estimées en centaines de milliards de dollars. Il a également critiqué l’absence de solidarité internationale, illustrée par les inégalités d’accès aux vaccins pendant la pandémie et l’inaction face aux crises humanitaires, comme à Gaza.
Les grands enjeux occultés : pauvreté, climat et démographie
M. Yaïche a regretté que les tensions géopolitiques éclipsent des défis majeurs tels que l’extrême pauvreté (720 millions de personnes concernées), le réchauffement climatique (2024, année la plus chaude jamais enregistrée) et les déséquilibres démographiques. Il a souligné le paradoxe d’une Afrique dont la population devrait doubler d’ici 2050, sans infrastructures éducatives et sanitaires suffisantes, tandis que l’Europe et le Japon font face au vieillissement et à la dépendance économique.
La Tunisie comme acteur clé dans un monde en mutation
Pour M. Yaïche, la Tunisie doit se repositionner stratégiquement en tirant parti de sa position géographique et de ses atouts. Il a proposé trois axes majeurs :
-
Énergie verte : la Tunisie pourrait devenir un fournisseur clé de l’Europe en électricité renouvelable, avec des coûts de production bien inférieurs à ceux du marché européen. Il a évoqué un potentiel de 15 à 90 % des besoins énergétiques de l’UE, grâce aux vastes étendues désertiques tunisiennes propices aux énergies solaires et éoliennes.
-
Technologie et IA : le pays pourrait se positionner comme un hub technologique, en modernisant ses infrastructures et en investissant dans l’intelligence artificielle.
-
Nouveaux partenariats avec l’Europe : M. Yaïche a appelé à une révision des accords économiques, notamment agricoles, jugés déséquilibrés, et à une meilleure gestion des flux migratoires, fondée sur une approche structurelle plutôt que sécuritaire.
La confiance, fondement des relations internationales
En conclusion, M. Yaïche a insisté sur la nécessité de restaurer la confiance dans les relations internationales, en respectant strictement le droit et les institutions multilatérales. Il a critiqué les doubles standards dans l’application des décisions de justice internationale et plaidé pour une coopération équitable, seule capable selon lui de répondre aux défis globaux.
L’intervention de Nizar Yaïche a offert une vision à la fois critique et prospective des dynamiques mondiales, tout en esquissant des pistes concrètes pour la Tunisie. Son diagnostic des déséquilibres économiques et géopolitiques, étayé par des données précises, en fait une contribution majeure au débat sur l’avenir des pays du Sud dans un monde en recomposition.