Compter sur nous-mêmes ? Nous y sommes pour de vrai et pour de bon. L’avalanche des signaux de raidissement mondial nous y oblige. Compter sur soi ? Le FMI n’est pas seul en cause, si tant est qu’il l’ait été. Autant dire que ce cri de révolte prend aujourd’hui plus de résonance et de profondeur. Il impose plus de vigilance, de rigueur, de sacrifice, de rationalité, davantage d’ingéniosité dans nos choix et un mode de gouvernance exemplaire à tous égards. Compter sur soi n’est plus une option, mais une absolue nécessité qui fait loi. C’est moins la manifestation d’une quelconque velléité d’indépendance qu’une arme de survie face à des dangers existentiels.
Inutile d’épiloguer à l’infini sur les raisons qui nous ont poussés à couper les ponts avec le FMI sans que rien nous y oblige, sans en payer le prix : on connait la suite. Nous avons semé, pour le moins, le doute et érodé notre capital confiance chez les agences de notation qui font autorité dans le monde. Dès lors, les marchés financiers ne voient chez nous que risque aggravé et signature dégradée là où, par le passé, on brillait de mille feux, au point d’être sollicités de partout. Les pays frères et amis ne sont pas en reste, ils ne se bousculent pas au portillon pour répondre à nos attentes et s’associer – fût-ce partiellement – à notre effort de développement. Il est vrai qu’en ces temps pas très lointains – « les Cinquante Glorieuses » -, les comptes de la nation, les équilibres macroéconomiques, l’état des finances publiques et le faible niveau de la dette inspiraient le respect de la communauté internationale. La croissance, sans être toujours inclusive, était la règle. Elle a fait sortir, en dépit de son caractère inégalitaire, des centaines de milliers de personnes de la pauvreté et de la misère. Mais pas assez pour assurer la pérennité du système politique qui n’a pas su se repenser, se renouveler, et qui s’est sclérosé au fil des ans pour n’avoir pas vu monter les frustrations, les besoins de liberté et de démocratie.
Décembre 2010-janvier 2011 : l’heure de vérité a sonné avec l’annonce brutale d’une fin de cycle. Le pays avait atteint un niveau de maturité économique, sociale et culturelle peu compatible avec les structures et les pratiques politiques d’un autre âge, minées par un déficit démocratique devenu intolérable.
Janvier 2011, clap de fin. S’ouvre alors une nouvelle page plus chaotique que jamais, sans que l’on prenne conscience que les libertés et la démocratie ne survivraient pas à un désastre économique et financier.
Janvier 2011, clap de fin. S’ouvre alors une nouvelle page plus chaotique que jamais, sans que l’on prenne conscience que les libertés et la démocratie ne survivraient pas à un désastre économique et financier. La politique, dans ce qu’elle a de plus brutal et de plus clivant, a pris le dessus. Le pays est devenu un champ ouvert à tous les courants idéologiques, aux vents de la discorde, aux luttes politiques mortifères pour le pouvoir. Le tout sur fond de revendications sociales que ne pouvaient satisfaire des entreprises en économie ouverte, soumises aux incontournables lois du marché. Il n’a pas fallu longtemps aux premiers gouvernements pour vider les caisses de l’Etat et enclencher un processus d’endettement extérieur dont on mesure aujourd’hui les dégâts et les effets néfastes sur la croissance réduite, quand elle existe, à sa plus simple expression. En treize ans, le budget de l’Etat est passé de 17 Mds de DT à près de 80 Mds, les salaires de la fonction publique de 6.5 Mds de DT à plus de 23 Mds. Avec, en prime, un taux de croissance annuel moyen du PIB ne dépassant pas 1%. Sur la période, le RN a baissé de plus de 20% par rapport à ce qu’il était en 2010… Difficile d’entreprendre plus mauvais que cela.
Aveuglés, drogués par la lutte pour la conquête du pouvoir, nous avons cédé, dans l’indifférence générale, à nos compétiteurs qui n’en espéraient pas tant, nos marchés à l’export : phosphate, textile, tourisme, IDE… Et comme si cela ne suffisait pas, nous avons ouvert à l’import tout ce qui se produit ailleurs sans restriction aucune, comme pour ajouter aux difficultés de notre balance des paiements sous perfusion extérieure.
On s’était fait une nouvelle spécialité en important le chômage des autres, à défaut de pouvoir exporter le nôtre. On s’est laissé griser par le poison de l’endettement jusqu’à l’overdose.
L’inflation de la dette – devenue non soutenable – a fait surgir le spectre du défaut de paiement. Nous nous sommes tellement approchés du mur que nous peinons aujourd’hui à nous en éloigner.
A croire que les déboires de la démocratie naissante nous exonéraient d’efforts, de vision à long terme et d’investissements d’avenir, tombés à leur plus bas historique. L’inflation de la dette – devenue non soutenable – a fait surgir le spectre du défaut de paiement. Nous nous sommes tellement approchés du mur que nous peinons aujourd’hui à nous en éloigner. Au point où nous en sommes, les barrières à l’accès à l’emprunt extérieur sont quasiment infranchissables. Pourtant, on continue d’emprunter à des conditions de coûts effroyables et souvent humiliantes, malgré l’appel pressant venu d’en haut du compter-sur-soi. Et pour cause. Il est, en effet, difficile de se couper des ressources extérieures par emprunt, quel qu’en soit le prix, au regard de l’hostilité des marchés, ne serait-ce que pour rembourser le service de la dette. Scénario, certes, cauchemardesque, mais il y a pire quand l’urgence frappe à nos portes, quand il y a péril en la demeure et, plus grave encore, quand le feu menace de se propager dans la maison. Cela n’altère en rien l’impérieuse nécessité du compter-sur-soi avec toute la force du terme, de manière plus effective. C’est plus un engagement qu’une simple posture.
Le temps n’est plus au choix des mots à l’heure de l’incroyable basculement géopolitique mondial qui dessine de nouvelles frontières de la géographie de la puissance. Une nouvelle architecture des canaux de financement à l’échelle planétaire est déjà à l’œuvre.
Le temps n’est plus au choix des mots à l’heure de l’incroyable basculement géopolitique mondial qui dessine de nouvelles frontières de la géographie de la puissance. Une nouvelle architecture des canaux de financement à l’échelle planétaire est déjà à l’œuvre. La course des nouveaux maîtres du monde et de leurs suppléants à la reconstruction de ce qu’ils ont détruit ou aidé à détruire bat déjà son plein. L’appât du gain fi nancier, la quête d’influence et de soft power l’emportent sur la décence. Les principaux bailleurs de fonds, toutes origines confondues, ont déjà le regard tourné là où le néo-impérialisme – américain surtout – a fait le plus de massacres et de destructions : en Ukraine, en Syrie, en Libye et à Gaza peut-être. Ces théâtres d’affrontements Est-Ouest ou Nord-Sud seront l’épicentre de l’aide internationale. A quoi s’ajoutera le regain de dépenses d’armement des pays de l’OTAN sous les injonctions américaines, qui aura pour effet de réduire drastiquement les fonds alloués à l’aide au développement. Il est à craindre que la manne d’aide fi nancière en provenance d’Europe ne se tarisse. C’est déjà le cas pour les Etats-Unis. La Tunisie n’y échappera pas. Jamais, dans l’histoire du pays, le compter-sur-soi n’a paru si significatif, si inéluctable et si vital.
Le pays tout entier a conscience de la gravité des nouveaux enjeux économiques, fi nanciers et sécuritaires propres au nouvel ordre international dont on ne sait s’il annonce la fi n ou le début d’un nouveau cycle en matière de relations internationales. Les dirigeants politiques, les corps intermédiaires, la société civile doivent être à la manœuvre pour rattraper notre retard et mettre fi n à une dérive suicidaire. Il faut plus que de l’improvisation, de l’approximation et des solutions en demi-teinte pour redresser l’économie nationale. Rarement, la nécessité et le besoin d’une large vision, d’un vaste dessein national, d’un pacte social et d’un consensus national ne se sont fait autant sentir. On ne relèvera pas autrement les défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n°913 du 12 au 26 février 2025