L’industrie pharmaceutique dans tous ses états. Ici, et ailleurs chez les géants du secteur, hauts lieux des plus grandes avancées de la recherche en la matière. Autant dire, l’industrie pharmaceutique d’aujourd’hui et celle de demain, revisitée par les technologies émergentes, plus aléatoire et plus coûteuse que jamais. Un diagnostic en règle de notre invitée de ce Spécial entreprise. Cette formidable évolution faite de rupture et de changement de paradigme, elle en parle avec une incroyable aisance, tant il est vrai que ce qui se conçoit bien s’énonce avec beaucoup de clarté et de facilité, en dépit de la complexité du sujet.
Sara Masmoudi, cette tête couronnée, auréolée de plusieurs distinctions à l’international, est au sommet de son art. Elle a dirigé le pôle pharmaceutique du Groupe Kilani, figure de proue de l’industrie pharmaceutique nationale. Et pas que cela. Dans cet univers d’une rare complexité, elle nous expose sa vision, son projet, les difficultés et les perspectives d’avenir d’un secteur au cœur de l’humain. Elle en parle avec maîtrise, sérénité et… humilité, qui ne sauraient pourtant masquer une réelle détermination et un sens aigu des responsabilités. Le monde pharmaceutique est à la croisée des chemins. Il est impératif de se connecter au monde qui arrive et qu’elle anticipe. Il va falloir négocier du mieux que nous le pourrons le passage de la fabrication des médicaments d’origine chimique aux médicaments biotechnologiques. Les premiers nous aident à vivre avec la maladie, les seconds veulent l’éradiquer. Un pas de géant pour l’humanité. Son message sonne comme un avertissement. On doit impérativement coller au plus près et profiter de ces avancées. Cette femme au caractère bien trempé, dont les compétences scientifiques n’ont d’égal que son talent managérial, a conscience de ce qui reste à faire pour nous positionner, fût-ce en bout de chaîne des valeurs – du reste ô combien valorisantes – de l’industrie pharmaceutique future. La Tunisie, dira-t-elle, a sa place et un rôle à jouer dans les limites de ses moyens humains et financiers. Elle peut et doit s’insérer dans les interstices des multinationales qui dominent le secteur. Question à la fois de survie et de souveraineté nationale. Le pays a, à cet égard, les compétences, l’expertise et l’écosystème qu’il faut pour relever ce défi. Il suffit de l’écouter pour s’en convaincre. Interview.
Question classique pour commencer, comment va le secteur ?
On ne peut pas répondre à cette question sans rappeler, d’abord, que c’est un secteur qui relève de la sécurité nationale. Dans n’importe quel pays, on n’a pas d’autre choix que de s’intéresser au secteur de l’industrie pharmaceutique.
C’est, en ce sens, forcément, un secteur sur lequel tout le monde doit se concentrer. Maintenant, pour répondre à votre question, je dirais que le secteur pharmaceutique pourrait aller nettement mieux. Et je le dis pourquoi? Parce que nous sommes à une phase charnière, aujourd’hui, celle de devoir travailler sur les enjeux des 10 à 20 prochaines années. La Tunisie a en effet fait un bond extraordinaire avec une politique volontariste depuis la création de l’industrie pharmaceutique dans les années 80. Aujourd’hui, la fabrication locale est à des niveaux de couverture très importants. La pénétration des génériques sur le marché est devenue capitale, mais probablement pas encore assez. Sur ce point, il y a encore du travail à faire, notamment en essayant de procéder aux ajustements nécessaires pour que toutes les parties prenantes de la filière comprennent l’importance d’aller davantage vers les génériques.
Le secteur va donc plutôt bien, puisque nous couvrons 82 % de nos besoins en quantités, et en tant que Tunisiens, nous devons en être fiers, mais il y a encore du chemin à pour suivre. Il faut maintenant suivre la tendance mondiale : aller vers les médicaments de biotechnologie. Et là, nous sommes face à des opportunités extraordinaires. Ces médicaments sont très, très chers, mais ce sont des médicaments dont la finalité est souvent la guérison de la maladie ou la nette amélioration de la qualité de vie.
Schématiquement, avec les médicaments chimiques : on traite sans guérir son hypertension, son diabète. Avec les médicaments biotech, c’est différent. On va vraiment sauver la vie des patients dans certaines maladies. Sauf que nous, comme tous les pays en développement, nous sommes très en retard dans ce domaine du point de vue de notre autonomie. Le secteur mérite donc qu’on s’y intéresse davantage, qu’on soit très attentif à ses difficultés. Par exemple, nous sommes toujours dans des histoires de délais d’obtention d’AMM (autorisation de mise sur le marché) qui sont très longs, trop longs. C’est donc tout le processus de gouvernance qui doit être revu. L’agence du médicament, nous l’avons, et c’est très bien, on doit maintenant la déployer pour améliorer la gouvernance. Et il y a quelques semaines, il y a eu l’annonce de la mise en place du fameux comité unique des prix, attendu depuis de longues années. Désormais, le ministère du Commerce, qui homologue jusque-là les prix des médicaments, ainsi que l’ancienne DPM et le ministère des Affaires sociales, à travers la CNAM, vont siéger au sein de ce même comité unique des prix. C’est très important. Cela va donner de la clarté à tout le système : aux fabricants locaux, à la CNAM, à la Pharmacie centrale.
Il y a quelques années, on a fondé beaucoup d’espoir dans l’industrie pharmaceutique. Est-ce que ces espoirs ont été quelque peu exaucés?
Oui, je le pense. En tout cas, l’avancée de l’industrie pharmaceutique est un fait réel. Les chiffres le prouvent. Aujourd’hui, sur le marché privé, on est à 68% de couverture locale, en valeur. C’est extrêmement important. Il y a une dizaine d’années, la couverture ne dépassait pas les 50%. Donc, cela en dit long sur l’avancée effectuée par le secteur. De plus, quand on dit que 68% des médicaments, en valeur, sont fabriqués localement, cela équivaut en quantité à plus de 82%. Il faut donc imaginer que quand vous entrez dans une pharmacie, 8 boîtes de médicaments sur 10 sont fabriquées localement. L’utilisateur ne le sait pas beaucoup. Et c’est là qu’il y a quelque chose à faire.
Aujourd’hui, beaucoup de médicaments sont des génériques. En 2024, le générique représente quelque chose comme 59 % de l’ensemble des médicaments mis sur le marché. En 2019, on était à peine à 48 %. Cela confirme tout le travail accompli pour pousser vers l’utilisation des génériques. C’est sur cela qu’il faut communiquer. On a, parfois, l’impression de ne pas trouver certains médicaments prescrits par le médecin, alors que leur équivalent existe. Et c’est encore là, probablement, que le travail de communication doit être fait.
Selon vous, ce sont les médecins qu’il faut sensibiliser pour prescrire des génériques?
Ailleurs, il y a de véritables campagnes nationales, institutionnelles qui sont faites pour l’utilisation de ce genre de médicaments. C’est un travail qui se fait généralement entre le ministère de la Santé, les fabricants, les organisations professionnelles et au niveau du réseau de distribution, pour expliquer, encore plus, pourquoi il faut continuer à promouvoir les génériques. Il faut se dire que c’est très intéressant pour l’industrie, mais aussi pour les caisses sociales. Cela permet de faire des économies certaines au niveau de la CNAM.
La suite de cette interview est publiée dans le numéro 911 du Mag de l’Économiste Maghrébin, édition spéciale dédiée au classement des entreprises.