Rendons grâce à notre Institut national de la statistique- INS – qui n’a pas dérogé à la règle. Il vient de publier
les chiffres définitifs de 2023. Qui ont fait l’effet d’une bombe. La croissance qu’on savait molle et atone aura été
bien en dessous de nos estimations les plus pessimistes. Elle est descendue à son niveau le plus bas – 0.4% -. Rien de ce qui se dit et se fait depuis ne semble en mesure d’en freiner la chute. Ce recul ne relève pas d’un accident de parcours provoqué par un choc conjoncturel.
On y a vu les signaux au cours des deux derniers trimestres 2023, avec une nette décélération de la croissance en dessous de zéro
On y a vu les signaux au cours des deux derniers trimestres 2023, avec une nette décélération de la croissance en dessous de zéro. Le verdict laisse planer peu de doute : techniquement, l’économie nationale est en récession. Le piège des dérives budgétaires, du déficit commercial, de l’endettement excessif et de l’inaction s’est refermé sur nous-mêmes. Les prévisions de la loi de finances 2023, pourtant a minima, ont volé en éclats après avoir été revues à la baisse à deux reprises sans que personne ni aucune institution concernée ne s’en émeuvent. Dans quel pays, dans quel monde vivons-nous ? La maison brûle. On préfère regarder du côté du jardin épargné par le feu. Les récentes statistiques de l’INS concernant le PIB, le taux de chômage, les prix… bref, les principaux agrégats macroéconomiques, sonnent le glas de nos dernières illusions. Elles nous renvoient à notre triste réalité. Il est vain
de vouloir fuir les problèmes et les difficultés, ils finissent toujours par nous rattraper. Les chiffres en question sont si graves qu’on aurait tort de ne pas nous en inquiéter. La récession qui frappe l’économie nationale sur fond de forte inflation-stagflation est sans commune mesure avec le ralentissement de l’économie mondiale. L’Europe, pourtant largement impactée par la guerre russo-ukrainienne, a évité le naufrage, sans tomber dans la zone rouge. Les Etats-Unis ont profité de cette guerre pour doper leur croissance. La Russie, visée par d’innombrables embargos, est sur un nuage. La Chine, la locomotive mondiale, caracole à plus de 5% en dépit d’un fort ralentissement. Vue du toit de l’Afrique, la Tunisie est à peine perceptible. Elle n’impressionne plus. Au final, notre décrochage économique se lit dans nos statistiques de production, d’investissement et d’échange extérieur.
L’économie, embourbée dans les marécages de la récession, a perdu la plupart de ses repères pour avoir été délaissée, sacrifiée à l’autel de jeux politiques pervers et à haut risque
L’économie, embourbée dans les marécages de la récession, a perdu la plupart de ses repères pour avoir été délaissée, sacrifiée à l’autel de jeux politiques pervers et à haut risque. Depuis 2011 et sans interruption, le pays aura été le théâtre de guerre politique de tranchées, de position et de mouvement au détriment de l’économie, victime des convulsions post-révolution, de l’instabilité sociale et de l’absence de politique publique et sectorielle. La production peine à croître quand elle ne chute pas sans que cela limite en quoi que ce soit les dépenses courantes de l’Etat qui explosent d’une année à l’autre, aux dépens des investissements d’avenir. Ni vision de long terme ni projets structurants. Et moins encore de perspectives pour les jeunes qui prennent de plus en plus les chemins de l’exode, pour certains sans diplôme et sans qualification, au péril de leur vie. Les « dirigeants » de passage s’en sont donnés à leur sport favori pour reculer les limites de l’absurde, user et abuser de la drogue de la dette extérieure jusqu’à l’overdose, au nom de la démocratie naissante réduite à une véritable imposture. La mise sous cloche de l’économie
et le confinement général pour cause de pandémie ont fini par décimer le tissu productif national qui a beaucoup perdu de son immunité et de sa résilience. La crise sanitaire, qui a mis à l’arrêt l’économie mondiale, a été dévastatrice. Elle a provoqué la mort de milliers de personnes et davantage de PME, toutes les deux privées d’assistance. Trois ans après le naufrage, les entreprises encore en vie ont du mal à panser leurs plaies et équilibrer leurs comptes. En 12 ans, elles auront tout connu, tout subi : l’avalanche de chocs externes de forte amplitude, le resserrement fiscal, la montée brutale des taux d’intérêts, la complexité, la lourdeur, l’archaïsme des procédures administratives et le délire budgétaire. Il n’en faut pas plus pour brider les capacités de formation d’épargne,
d’investissement, de création d’entreprises et d’emplois.
La guerre, du reste fort légitime, quoique menée à la hussarde contre la délinquance financière, les rentes de situation, les privilèges, les passe-droits passés, présents ou à venir prend des proportions à n’en pas finir et aboutit à semer le trouble et l’inquiétude parmi la classe patronale qui, elle, n’est pas logée à la même enseigne. Il est à craindre que le bien ne soit pas toujours l’ennemi du mal. Le risque qu’un sentiment diffus finisse par tempérer l’enthousiasme et refroidir l’ardeur entrepreneuriale n’est jamais exclu. A la longue, il se répand sur le pays comme un climat lourd, délétère, qui n’est pas propice à l’audace, à la prise de risque et donc à l’investissement
et à la croissance.
L’économie n’est pas qu’affaire de chiffres, de mécanismes et de modèles désincarnés. Derrière les statistiques, il y a des institutions qui ne doivent pas être toxiques, des acteurs et des décideurs économiques qui se fient à leur sens de l’anticipation et qui carburent au moral.
L’économie n’est pas qu’affaire de chiffres, de mécanismes et de modèles désincarnés. Derrière les statistiques, il y
a des institutions qui ne doivent pas être toxiques, des acteurs et des décideurs économiques qui se fient à leur sens
de l’anticipation et qui carburent au moral. Et des consommateurs salariés qui ont les yeux rivés sur leur fiche de paie et la valse des prix. Le moindre grain de sable peut enrayer toute la machine productive. L’ennui est qu’on ne voit pas très bien émerger de mesures et moins encore de discours de nature à tranquilliser, rassurer, à impulser et stimuler la créativité, l’envie, l’agressivité des entreprises et la sobriété de la société civile. Telle est, en tout cas, la perception qui prévaut, à tort ou à raison. Les groupes industriels s’exposent dès qu’ils montent dans la hiérarchie. Les exportateurs suscitent méfiance – ils sont loin de toute forme de reconnaissance – et les banques davantage de défiance, sans le moindre signe de considération. A côté ou face à face, les salariés ont des fins de mois de trois semaines. Dans ces conditions, si les choses restent en l’état, il y a peu de chances d’inverser la tendance et de s’inscrire dans une forte trajectoire de croissance. Le basculement géopolitique mondial, la crise réelle ou larvée
de notre principal partenaire européen n’expliquent pas tout ni ne justifient l’étendue de la dégradation de l’économie nationale. S’il ne s’agissait que de ces faits, on les aurait surmontés.
Le mal est en nous. Nous sommes les seuls artisans de cette descente aux enfers. Pourquoi se mettre soi-même
sous la pression des difficultés fi nancières ? Il y a besoin de desserrer la contrainte budgétaire et fi nancière en affichant haut et fort notre volonté de réformer l’Etat, les entreprises publiques, la fiscalité et la Caisse générale de compensation. On peut à cet égard emprunter de meilleures voies plus navigables. Le passage par le FMI, qui ne nous demande pas plus que ce que nous exigeons de nous-mêmes, grandit le pays plus qu’il ne le dévalorise ou l’humilie. Il lève une lourde hypothèque fi nancière et libère les forces de réarmement industriel et de progrès économiques et sociaux au rythme qui doit être le nôtre, sans mettre en danger la cohésion et la
paix sociales.
Il n’y a aucune fatalité au déclin. Le pays, en dépit de la crise économique et sociale, des diffi cultés fi nancières, du spectre de défaut qui pointe encore à l’horizon et des spéculations sur le ralentissement de la croissance dans le monde, a suffisamment d’atouts, de potentiel, d’opportunités et de moyens pour rebondir et s’engager sur les chemins d’une croissance forte et durable bien au-delà de nos espérances. Nous avons la lucidité qu’il faut pour nous mettre en cohérence avec les mutations et les exigences du nouveau monde. Il ne s’agit ni plus ni moins que de mettre nos entreprises en situation de relever les défi s de la compétitivité internationale sans quoi il ne peut y avoir de salut. Avec pour principal mode d’emploi, la proclamation d’une véritable réconciliation morale, éthique et du coup, nationale. On ne sortira pas du cercle vicieux de la récession sans retrouver les voies de la sérénité, de l’apaisement et pour tout dire, de la confiance. C’est le maillon manquant de notre chaîne de valeur. La confiance,
aujourd’hui principal facteur de production, ne se décrète pas à coup de discours, elle se construit à force de tolérance et de vision partagée.
L’édito est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 889 du 28 février au 13 mars 2024