Le 6 février 2024, le Parlement tunisien a adopté un amendement qui permet le financement direct du budget par la Banque centrale de Tunisie. D’un montant total de 7 milliards de dinars remboursables sans intérêts en dix ans après une période de grâce de trois ans, ce financement, qui serait une « exception » selon le gouvernement, inquiète les experts. Pour en savoir plus sur la question, qui de meilleur qu’un ancien directeur général de politique monétaire à la Banque centrale pour répondre à nos interrogations. Mohamed Salah Souilem, puisque c’est de lui qu’il s’agit, reviendra sur la question. Plus tempéré, il nous expliquera pourquoi il ne faut pas trop s’inquiéter. Faut-il encore que cela ne se répètera pas.
Actuellement, si on se réfère aux notations des agences de rating, le pays est au bord de la faillite. Etes-vous de cet avis ?
Faisons abstraction de la situation politique et des performances économiques, et regardons ce que restaurer la mise en page de l’interview sans toucher la Tunisie a honoré comme engagements sur le marché financier international sur la période 2019- 2024. Certes, Le montant de 850 millions d’euros représente la plus grosse échéance jamais remboursée en une seule fois (le 19 février) par le pays. Mais, auparavant nous avons pu rembourser:
– Entre 2019 et 2022, un placement privé qatari d’un milliard de dollars américains ;
– En 2019 une émission obligataire avec garantie US de 485 millions de dollars ;
– En 2021 deux émissions obligataires avec garantie US de 500 millions de dollars chacune ;
– En 2022 une émission obligataire de 25 milliards de yens japonais –
En 2023 une émission obligataire de 22.4 milliards de yens – En 2023 une émission Eurobond de 500 millions d’euros ;
– En 2024 une émission Eurobond de 850 millions d’euros.
Entre-temps, la Tunisie a continu à honorer ses engagements vis-à-vis des autres bailleurs de fonds multilatéraux ou bilatéraux… sans que les agences de notation ne reflètent cela dans leurs appréciations du risque tunisien… bien au contraire, elles ne faisaient que dégringoler la notation tunisienne jusqu’à frôler l’imminent défaut…
De ce fait, je pense sincèrement qu’il est venu le temps où ces agences sont dans l’obligation de bouger, au moins en donnant des signes positifs, surtout que la Tunisie n’a plus beaucoup d’émissions, de gros calibre, à rembourser sur le marché financier international, à part l’échéance d’un milliard de dollars fin janvier 2025. Les montants deviendront par la suite moins conséquents.
Par ailleurs, je considère que le non-recours de la Tunisie ni à de nouvelles émissions sur le marché financier international, ni à d’autres crédits FMI et similaires tout en continuant à honorer ses engagements financiers extérieurs constitue une sorte de purge pour le pays. Cela engendrera dans le futur une baisse de la dette publique, notamment au niveau de l’endettement extérieur et du service de la dette.
L’emprunt en soi ne menace-t-il pas l’indépendance de la BCT ?
Pour tout vous dire, j’aurais aimé que le gouvernement ne se trouve pas dans l’obligation d’emprunter directement à la BCT. C’est pour cette raison que j’affirme que cela doit rester une exception.
Mais ce qui m’inquiète vraiment, c’est de voir que l’exception devienne la règle, que transgresser la loi régissant la BCT devienne une habitude, que l’indépendance de la BCT et surtout la crédibilité de l’Etat soient menacées.
La BCT doit rester indépendante ?
Ce n’est pas nous qui avons inventé la Banque centrale, ce n’est pas nous qui avons inventé la politique monétaire. Nous avons toujours essayé de nous inspirer de ce qui se fait de mieux dans le monde. L’indépendance de la BCT, surtout avec l’article 25 qui interdisait l’accès de l’Etat au financement direct de la BCT, a été mise en place pour la première fois en 2006 lors de l’amendement de l’ancien statut par Taoufik Baccar, qui était auparavant ministre des Finances… et puis cet article a été repris dans le statut de la BCT en 2016 par Chedly Ayari, ancien ministre de l’ère Bourguiba, professeur émérite d’économie et surtout le premier doyen de la faculté de droit et sciences économiques en Tunisie. Pour résumer, chercher coûte que coûte à amender la loi n°2016-35 de la BCT pour soi-disant mettre fin à l’indépendance de cette institution ne doit pas constituer la priorité du pays…
Je voudrais dire aussi que si on en venait à ce que la politique monétaire ne soit plus entre les mains de la Banque centrale, la liquidité échappera à son contrôle. Or, le fondement même de la politique monétaire, c’est le contrôle de la liquidité. Si celle-ci tourne à un rythme supérieur à celui de la production, il y aura certainement une hausse de l’inflation.
Pour revenir aux emprunts des banques à l’Etat, vous dites, quelque part, que ce n’est pas aussi catastrophique que le prétendent certains.
Tout d’ abord, je ne pense pas que les banques s’enrichissent en prêtant à l’Etat. Si on regarde la structure du PNB des banques de 2022, la part qui revient aux intérêts engrangés sur les bons de Trésor ne dépasse pas 17%. Le PNB des banques est constitué essentiellement des marges d’intérêt et des commissions. Et puis, acheter un titre obligataire avec un rendement de 10% est une opportunité. Demain, les banques pourront engranger un gain en capital. Sachant, par ailleurs, que les taux d’intérêts et l’inflation vont baisser. C’est la tendance mondiale. Ainsi, les banques pourront réaliser des gains en capital en plus des coupons qu’ils vont recevoir…
Vous confirmez que l’inflation sera en baisse ?
Nous sommes aujourd’hui à un taux d’inflation de 7.8%, avec une baisse de plus de 2.6% par rapport à février 2023 où son niveau était à 10,4%. Et à mon avis, la tendance va se poursuivre.
Le seul risque que l’inflation reprenne, c’est si la sécheresse se poursuit. Comme on le sait tous, une bonne partie de l’inflation en Tunisie, et dans les pays émergents en général, vient de l’alimentaire. La preuve : les dernières pluies ont fait qu’il ya eu un recul de l’inflation alimentaire à 12% en glissement annuel.
Le risque inflationniste persiste encore. Il faut rester vigilant. Mais je reste optimiste quant à la poursuite de la tendance baissière de l’inflation.
Une dernière question. Connaissant les rouages de la BCT, que pensez-vous du choix de Fethi Zouhair Nouri comme nouveau gouverneur ?
Je lui souhaite plein de succès dans ses nouvelles responsabilités.
Extrait de l’interview qui est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 889 du 28 février au 13 mars 2024