L’histoire se rappellera peut-être de ce 20 mars 2023, jour de la rencontre des présidents russe et chinois à Moscou. Une rencontre qui, en plus de la réaffirmation de « la nature particulièrement solide du partenariat Chine-Russie », œuvrait à cimenter les bases de l’immense changement géostratégique en cours dans le monde.
Le choix du 20 mars pour la tenue du sommet Russie-Chine n’est pas dû au hasard. Cette date coïncide avec le 20e anniversaire de l’invasion américaine de l’Irak, le 20 mars 2023. Un événement dramatique qui constituait alors le summum de la domination de Washington sur la planète et la consécration du monde unipolaire.
Le message russo-chinois était clair : le 20 mars 2003, consécration du monde unipolaire, le 20 mars 2023, début de la fin de ce même monde. C’est aussi le sens de « la petite phrase » du président chinois à son homologue russe au moment du départ pour Pékin : « Ce que nous sommes en train d’entreprendre ensemble n’a pas été fait depuis cent ans ».
D’aucuns estiment que XI Jinping était modeste dans sa déclaration puisque ce qui est entrepris aujourd’hui à l’échelle mondiale n’a pas été fait depuis 500 ans. En d’autres termes, ce que les Russes et les Chinois sont en train de faire, avec l’acquiescement et le soutien du « Sud global » (Afrique, Asie et Amérique latine), c’est de mettre un terme à cinq siècles de domination occidentale sur le monde.
L’Afrique se rebiffe
Ainsi, l’exemple de l’Afrique est le plus significatif à cet égard. Longtemps chasse gardée de l’Europe et des États-Unis, le continent noir se rebiffe aujourd’hui et ne cache plus son soutien à l’alliance russo-chinoise. L’Occident est étonné de ce changement de cap de l’Afrique et celle-ci est étonnée de l’étonnement de celui-là.
Il faut rappeler que les États-Unis ont tout fait pour contrer cette évolution dans l’attitude géostratégique des élites politiques africaines. Washington a, dès le début de la crise ukrainienne, exercé une pression intense sur l’Afrique pour qu’elle soutienne les sanctions contre la Russie. L’ambassadrice des États-Unis à l’ONU, Linda Thomas-Greenfield (une Afro-américaine), déclarait à l’intention des pays africains : « Si un pays décidait de coopérer avec la Russie, il enfreindrait ces sanctions et en subirait donc les conséquences ». Message et menaces ignorés par la quasi-totalité des pays africains.
En juillet 2022, le secrétaire d’État américain Antony Blinken se rendit en Afrique du Sud pour tenter de convaincre Pretoria de s’éloigner de Moscou et de se ranger du côté de Washington. Peine perdue.
Puis en septembre 2022, le président Biden rencontra le président sud-africain Cyril Ramaphosa pour tenter de le persuader de changer de position. Car, expliquait-il sans rire, « la guerre d’Ukraine est une guerre des démocraties contre les autocraties. » Peine perdue aussi.
Cependant, Ramaphosa repoussa non seulement la pression américaine, mais blâma les États-Unis et l’OTAN. Il déclara au parlement sud-africain que « la guerre d’Ukraine aurait pu être évitée si l’OTAN avait tenu compte des avertissements de ses propres dirigeants et responsables au fil des ans selon lesquels son expansion vers l’Est finirait par déstabiliser la région ».
Le principal pays africain non seulement ne condamnera pas la Russie et n’appliquera pas les sanctions, mais invitera la Chine et la Russie à joindre l’Afrique du sud pour des manœuvres militaires tripartites au large du Cap, point de rencontre des Océans Atlantique et Indien…
Un discours russe constant
On reste pantois face à ces tentatives occidentales de convaincre les Africains que la Russie est « le grand méchant » qui rejette le droit international et ne respecte pas la souveraineté des autres pays, et que l’Amérique est « la puissance bienfaitrice » qui les protège. Comme si l’Afrique est amnésique et ne se souvient pas du colonialisme et du néocolonialisme ; qu’elle ne se souvient pas des innombrables coups d’État fomentés par les États-Unis et les anciennes puissances coloniales européennes.
De l’autre côté de la barrière, le discours russe aux pays africains passe comme une lettre à la poste. Dans son allocution à « La conférence Russie-Afrique dans un monde multipolaire » qui s’est tenue le mois dernier à Moscou, Poutine a enfoncé le clou. Il affirmait en effet : « Depuis la lutte héroïque des peuples africains pour l’indépendance, il est de notoriété publique que l’Union soviétique a fourni un soutien important aux peuples d’Afrique dans leur lutte contre le colonialisme, le racisme et l’apartheid. Aujourd’hui, la Fédération de Russie poursuit sa politique de soutien et d’assistance au continent. »
Et ce ne sont pas là des paroles en l’air. Le président russe vient d’annuler une dette de 20 milliards de dollars au profit de plusieurs pays africains. Il vient aussi de décider d’offrir des milliers de tonnes de blé aux pays africains « sans contrepartie ».
Ras-le-bol quasi-général de la domination occidentale
Cet état d’esprit africain est le même qui prévaut en Amérique latine. Les Latino-américains n’oublient pas le pillage de leurs richesses, les guerres et les coups d’état fomentés par l’Occident en général et leur puissant voisin du nord en particulier depuis des siècles. L’ancien président mexicain Porfirio Diaz qui avait gouverné le Mexique de 1876 à 1910 s’exclama un jour : « Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si proche des États-Unis ! »
Cent trente ans plus tard, cette exclamation est toujours d’actualité. C’est sur ce ras-le-bol quasi-général de la domination violente et du pillage organisé érigés en système par l’Occident que surfent avec aisance la Chine et la Russie.