Dans la démarche conspirationniste, tout ce qui nous est donné serait mensonger; tout ce qui est révélé viserait à cacher les véritables desseins de ceux qui nous veulent du mal; et la démonstration est toujours irréfutable. Défiance des gouvernants pour les gouvernés soupçonnés de conflits d’intérêt, de corruption et de chercher à influencer la décision politique sans passer par la voie démocratique, et des gouvernés pour les gouvernants que l’on soupçonne d’irrationalité ou de médiocrité. Le soupçon devient alors systématique et n’importe quelle explication relève de la causalité diabolique.
Pendant quelques semaines, dans trois affaires, et sur la base de rumeurs ou de « révélations » prises au vol, le chef de l’Etat a débusqué derrière la vérité apparente ou trompeuse, complot fictif contre la sûreté de l’Etat.
Premier complot
Kaïs Saïed est constamment en retard d’une bataille. En 2022, 18 148 Tunisiens ont débarqué de manière clandestine en Italie, et rien qu’entre le samedi 27 et le dimanche 28 août, plus de 1000 migrants entassés à bord de 46 embarcations ont débarqué sur l’île de Lampedusa. Il a fallu le naufrage d’un bateau de fortune avec à son bord 18 personnes originaires de Zarzis et le repêchage de 15 cadavres, enterrés sans informer les familles, pour provoquer la colère et les vagues de protestations des habitants contre l’absence d’intervention du gouvernement face à la gestion de cette catastrophe que certains estimaient comme ayant été provoquée délibérément. Une hypothèse peu explicite en matière de crédibilité, mais dont le dévoilement nourrira les thèses conspirationnistes, en attribuant ce malheur à des intentions cachées devant être immédiatement suivies d’une condamnation hyperbolique des « responsables » et/ou « coupables ». Ainsi, tout fait-divers alimenté par une culture de la paranoïa, transformerait des « innocents », qui ont pourtant embarqués clandestinement en bravant la loi en vigueur pour atteindre l’Europe, en victimes de forces invisibles, puissantes autant qu’hostiles.
S’exprimant tardivement, le chef de l’Etat avait, dans un premier temps, exigé de Mme Najla Bouden, toujours aussi patiente et qui sait faire comprendre son total acquiescement sans l’emploi de la parole qu’elle concède volontairement à son chef, « une étude sur les causes » poussant des familles entières à braver la mort dans des embarcations de fortune pour quitter un pays qu’il juge à l’estime comme étant suffisamment « prospère » et où il fait pourtant « bon vivre ».
Dans l’esprit de Kaïs Saïed, la Tunisie devrait être pour les déshérités du monde une destination privilégiée plutôt qu’un pays que l’on fuit au péril de sa vie. Il y aurait assurément dans le traitement de ce dossier une tentative de déstabilisation évidente par ceux qui alimentent la vindicte populaire contre les représentants de l’Etat. On aurait, pourquoi pas, fait un trou dans le bateau pneumatique qu’on a obturé d’une rustine. Il ne faut pas longtemps pour que les boudins du pneumatique se détendent accélérant la crevaison. Voilà donc réunis tous les éléments d’un complot infâme contre la sureté de l’Etat! L’ironie sur les réseaux sociaux s’est rapidement éclipsée pour laisser place à la stupéfaction. Il y a longtemps, si l’on en juge par le nombres des morts et des rescapés, que le destin tragique des candidats à l’émigration, particulièrement vulnérables et surexposés aux risques, malgré les mesures prises pour décourager leur entreprise, ne suscite plus un profond émoi au-delà de leurs familles et des proches. En ramenant l’inconnu au monde connu conspirationniste, ces épisodes deviennent du coup politiques, où le complot pour organiser secrètement la prise de pouvoir joue un rôle essentiel. Une démarche de connaissance dont le soubassement serait vicié par des passions irrationnelles et mènent son auteur sur une pente glissante jusqu’à l’absurde.
Deuxième complot
Depuis 2011, la Tunisie était devenue, avec la Libye, un important lieu de transit vers l’Europe pour des centaines de migrants subsahariens dans leur long parcours qui devait les mener en Europe. Les prix fort coûteux exigés par une foule d’escrocs, l’enfer des prisons libyennes, les cas de plus en plus nombreux des périls en mer, ont dévié la route de ces misérables aventuriers de la migration internationale.
Pour de nombreux Africains, la Tunisie, réputée généreuse, est donc passée d’une halte de repos et de prospection sur une voie d’émigration vers l’Europe à un lieu d’ancrage voué à une installation permanente, au sein d’une population urbaine d’autant plus « accueillante » qu’ils représentaient pour de nombreuses filières d’emploi une main-d’œuvre au statut précaire et partant, corvéable à merci.
Cependant, les Subsahariens, bien que « coincés » en Tunisie, peut-être pendant des années, vivent constamment dans l’attente d’un passage vers l’autre rive. Depuis plus d’une décennie des milliers d’Africains en situation irrégulière (10.000 en 2016 et probablement le double aujourd’hui), sont arrivés aux frontières sud du pays. Après de rudes épreuves, complètement exsangues et sans ressources, ils partent aussitôt à la recherche d’opportunités de travail, évidemment au noir, car l’accès des étrangers au marché du travail tunisien est extrêmement difficile. Réputés travailleurs, vivant en communauté, n’ayant pas de loisirs, ils suppléent avantageusement aux jeunes tunisiens désœuvrés qui ne font que rêver de partir. Ils sont ainsi enrôlés dans divers secteurs d’activité, une aubaine pour leurs employeurs, et exposés à des conditions de travail des plus contraignantes : le bâtiment; la restauration; et les services aux particuliers où hommes et femmes assurent l’essentiel des tâches domestiques (cuisine, jardinage, garde, courses, ménage). Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des couples avec leurs enfants confiés aux soins d’une nounou africaine.
Malgré cette promiscuité, les échanges avec les Tunisiens qu’ils côtoient quotidiennement induisent peu de contacts, voire une mise à distance parfois agressive : ni salutations, ni échanges affectueux, ni accolades. Cette migration africaine, à la fois ardemment désirée et cruellement traitée, demeure pour les Subsahariens un exemple vivant de l’échouage migratoire, sans espoir d’intégration, encore moins de promotion sociale. On ne peut pas dire que ces pauvres hères se déclarent satisfaits de leur sort, car ils ne seront jamais en Tunisie que les orphelins d’une migration d’itinérance et de d’errance.
Le mardi 21 février 2023, le chef de l’Etat a présidé une réunion du conseil de sécurité nationale consacrée aux « mesures urgentes qui devraient être prises pour traiter le phénomène de l’afflux d’un grand nombre de migrants irréguliers subsahariens en Tunisie ». Quoi de plus normal? La présence des Subsahariens devient en effet de plus en plus visible, et dans un pays traversant une grave crise économique marquée par la montée du chômage, la contestation sociale et l’affaiblissement des investissements, leur afflux en grand nombre est devenu problématique et ajoute des problèmes aux problèmes.
Dans ce cas il n’y aurait rien d’autres à faire, excepté renforcer le contrôle aux frontières. Or Kaïs Saïed a perçu dans l’aggravation de ce phénomène « un plan criminel préparé depuis le début de ce siècle pour métamorphoser la composition démographique de la Tunisie ». Par le biais d’une conquête militaire? Par le métissage sur fond de mélange de couleur de peau? Ou par un syncrétisme culturel touchant la langue, les croyances, la musique, la littérature, le spectacle et à l’art en général? Jusque-là il n’y aurait rien d’inquiétant car tout métissage, et nous ne vivrons pas assez longtemps pour le constater, renvoie à l’idée préalable que l’humanité est composée de lignées séparées qui se sont trouvées réunies. L’islam, par les guerres de conquête et par l‘esclavage, a donné lieu à des métissages de toute nature qui ont fait du monde musulman une grande civilisation et dont nous sommes, par son extrême diversité, peu ou prou l’aboutissement.
Or, pour Kaïs Saïed, il n’y a rien de normal dans ce phénomène aujourd’hui mondialisé et dont la Tunisie profite largement en se débarrassant de ses surplus de chômeurs, y compris ses élites diplômées. Il a préféré retenir, là aussi, la version du complot car, dit-il, « certaines parties ont reçu de grandes sommes d’argent après 2011, pour l’établissement des immigrants irréguliers subsahariens en Tunisie. Assurant que l’objectif non annoncé des vagues successives de la migration clandestine étant de considérer la Tunisie comme un État africain n’ayant aucune appartenance arabe et islamique ».
Cela postule l’existence d’acteurs collectifs, de dimension universelle, auxquels sont attribués des projets de conquête, de domination ou de destruction d’un ordre social et d’une identité. Des propos qui ont évidemment retentit dans le monde entier suscitant protestations et indignation, car jugés racistes et haineux. Bien que peu glorieuse, sa déclaration avait trouvé un écho immédiat et approbateur auprès du grand défenseur de l’identité française, Eric Zemmour, qui a reconnu en Kaïs Saïed un allié et surtout un pionnier lui permettant de justifier davantage les perfections de son plan du « grand remplacement ». « Les pays du Maghreb eux-mêmes, écrit-il, commencent à sonner l’alarme face au déferlement migratoire. Ici, c’est la Tunisie qui veut prendre des mesures urgentes pour protéger son peuple. Qu’attendons-nous pour lutter contre le grand remplacement? »
Constituant une population fragile, étrangers au statut précaire ou illégal, stigmatisés et infériorisés, ces Subsahariens se retrouvent subitement suspectés de servir les intérêts d’officines complotistes. Les voilà objets d’une chasse à l’homme tous azimuts qui voient dès lors l’insécurité redoubler à leur endroit.
Chargé d’assurer le service après-vente et désamorcer une bombe politique, de quels principes le tout nouveau ministre des Affaires étrangères s’inspire-t-il pour atténuer l’effet des propos inappropriés et malencontreux du chef de l’Etat? Du baratin. Et dans ce rôle, il s’emmêle complètement les pinceaux, car les déclarations de Kaïs Saïed échappent aux contorsions diplomatiques. Ainsi, il multiplie les rencontres avec les ambassadeurs des pays « voisins », « amis » et « frères » africains. En leur rappelant les perspectives de développement Sud-Sud, les assurant du soutien de la Tunisie, de sa générosité, de la qualité de son accueil pour « la migration régulière génératrice de développement ». Et que « mettre fin à ces drames ne peut se faire que dans le cadre d’une approche globale à la fois nationale et internationale ». Il croyait aussi pouvoir persuader ses interlocuteurs que le président a été mal compris et ses propos mal interprétés; que les Africains n’y sont pour rien et ceux qui y trouvent une pensée hostile ou agressive doivent savoir que celle-ci est uniquement à usage interne. Elle est destinée à dénoncer un complot ourdi par l’opposition politique tout en diabolisant les ennemis extérieurs. Mais que ce soit par négligence ou par un acte délibéré, en fin de compte, cela ne change pas grand-chose, car le mal est fait.
Troisième complot
Depuis la fin du mois de décembre, le sauveur du peuple, avec ses croisades contre les responsables des pénuries et de la hausse des prix, a enrichi son lexique répressif. Et les spéculateurs, hier qualifiés d’affameurs du peuple, sont montés en grade. Ils sont accusés désormais de comploter contre la sécurité nationale alimentaire. Un crime souvent associé avec celui d’intelligence avec l’ennemi visant à changer ou à détruire le régime en place.
Mais voyons d’abord ce qui constitue généralement une menace pour la sécurité alimentaire d’un pays. Il y a : la sécheresse ou les inondations; l’usage intensif d’engrais chimiques, de pesticides et d’additifs; la culture de produits transgéniques; la dépendance accrue aux importations de produits alimentaires; la vente d’aliments avariés ou toxiques, ou qui ne respectent pas les conditions hygiéniques de fabrication. Dans ces cas l’Etat doit s’assurer que les règlements et normes d’hygiène alimentaire répondent aux exigences de production, d’importation et exportation d’aliments, tout en protégeant la santé des consommateurs. Or, tout cela relève des services de contrôle appelés à appliquer des lois et normes en vigueur.
Kaïs Saïed a une approche toute autre. Pour lui, l’objectif de la sécurité alimentaire est l’accès de tous, à tout moment, à une alimentation saine et suffisante pour mener une vie active et avoir une bonne santé. Un objectif imaginaire qui ne se réalise qu’en pays de Cocagne. C’est que lorsqu’on se réfère « à tous », on doit appliquer le principe que la sécurité alimentaire passe par la réduction de la pauvreté grâce à une production et une disponibilité alimentaires suffisantes.
Or pour se faire, les ménages doivent disposer d’un pouvoir d’achat suffisant pour acheter leur nourriture dont les prix sont devenus incontrôlables. Et n’en déplaise à certains, dans une économie de marché, l’Etat ne fixe pas les prix, encore moins son chef. De même, il n’est pas capable non plus d’assurer l’autosuffisance alimentaire. Et ce, tant que le commerce mondial continuera à influencer les quantités d’aliments produits et échangés, à manipuler les besoins des consommateurs et à déterminer les prix, eux-mêmes liés aux aléas politiques et climatiques. En l’absence de vigilance et de l’application d’une justice égale pour tous, toute autre approche relève du mythe d’un complot capitaliste ou ploutocratique pour dominer et exploiter le genre humain.