Les constitutionnalistes sont unanimes ou presque. A savoir que le projet de constitution du président Kaïs Saïed pose problème, pour user d’un doux euphémisme. Et ce, du point de vue du respect des fondamentaux du modèle de démocratie.
La concentration des pouvoirs aux mains du chef de l’Etat qui transparaît du texte méconnaît le principe de séparation des pouvoirs. Elle fait planer, du même coup, le risque d’un régime liberticide. Un régime où les droits et libertés individuels seraient soumis à l’arbitraire d’un seul homme. L’inverse de l’idée de démocratie qui anima l’esprit des révolutionnaires de 2011.
L’enjeu est tel qu’il convient de rappeler les fondamentaux de la démocratie face à la tentation de la figure de l’homme providentiel. Tentation à laquelle le pays a déjà cédé dans son histoire récente. Ce avec les résultats que l’on connaît…
Le respect des droits et libertés impose la séparation des pouvoirs
Le modèle de la démocratie libérale s’inscrit dans une conception libérale de l’État. Laquelle est fondée sur: la limitation-modération du pouvoir; la séparation des pouvoirs; et de la protection des droits de l’individu. Des principes qui résultent, historiquement, d’une critique (par les philosophes des Lumières) de l’absolutisme royal.
Placé donc au cœur du constitutionnalisme libéral, ce principe de séparation des pouvoirs est conçu comme un instrument de limitation du pouvoir. Ainsi, inspiré par la pensée de J. Locke, Montesquieu estime: « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Autrement dit, tous les pouvoirs ne doivent pas être attribués à un seul organe de l’État, parce qu’il serait enclin à en abuser. L’enjeu n’est pas purement institutionnel. Puisque l’abus de pouvoir en question représente un risque d’atteinte des droits et libertés individuels.
Face au modèle de la séparation des pouvoirs, on assiste désormais au retour de la figure de l’homme providentiel. Laquelle caractérisait déjà la « dictature » qui s’est imposée sous les régimes précédents.
Une dictature forcément incarnée par la figure tyrannique de celui qui dirige un régime arbitraire; sans « contrepoids » susceptible de limiter le pouvoir.
Dès lors, la concentration des pouvoirs s’accompagne irrémédiablement de la consécration « de l’autorité de l’État [comme] la valeur première, soumettant le droit aux nécessités de la raison d’État » (M. Delmas-Marty).
Vers un régime hybride
Par opposition au modèle démocratique, les régimes autoritaires se caractérisent par un triple rejet. A savoir: celui de l’alternance politique; celui de la compétition électorale « libre et non faussée »; et enfin, celui de la possibilité pour les citoyens de révoquer les gouvernants.
Dans le gouvernement autoritaire, il y a une hypertrophie du pouvoir. Ainsi qu’un abus de l’autorité de la part des gouvernants (incarnés souvent par un homme seul). Ces derniers monopolisent le pouvoir. De même qu’ils prohibent (y compris par la violence et le recours à des moyens coercitifs incarnés par les institutions militaires et policières) la liberté d’expression en général et toute opposition politique en particulier.
De manière syncrétique, il est possible de les définir comme « des systèmes politiques au pluralisme limité, politiquement non responsables, sans idéologie élaborée et directrice; mais pourvus de mentalités spécifiques, sans mobilisation politique extensive ou intensive, excepté à certaines étapes de leur développement, et dans lesquels un leader ou, occasionnellement, un petit groupe exerce le pouvoir à l’intérieur de limites formellement mal définies, mais en fait plutôt prévisibles » (J. Linz, 2006).
Derrière cette configuration générale, les régimes autoritaires ont présenté dans l’Histoire des formes variées. Ainsi de l’autoritarisme patrimonial où les gouvernants perçoivent les biens collectifs comme leurs biens propres. Tout en refusant d’institutionnaliser leur pouvoir et privilégient les relations affectives et clientélistes avec les gouvernés. Aux autoritarismes populistes: des régimes fondés sur l’autorité d’un chef charismatique. Ce dernier usant d’une rhétorique simpliste de dénonciation des élites. En passant par la dictature bonapartiste ou le césarisme démocratique, dans lequel le pouvoir exécutif est fort. Et il y connaît un soutien populaire susceptible d’être conforté par des référendums plébiscitaires.
Nombre de régimes revêtent un caractère mixte. Et ils bousculent donc la dualité supposée irréductible entre régimes démocratiques et régimes non-démocratiques.
Il y a en effet une zone grise ou intermédiaire dans laquelle des États ne peuvent être qualifiés ni de régimes autoritaires, ni de démocraties. Leur caractère hybride oblige à adopter une perspective gradualiste plus conforme à la réalité d’un large éventail de régimes intermédiaires, en dehors de tout schématisme binaire.
Par conséquent, la catégorie des régimes hybrides se caractérise par la coexistence de dispositifs autoritaires et démocratiques. Cette approche trahit la perméabilité de la frontière entre démocratie et autoritarisme. Le régime n’est plus tout à fait autoritaire, ni tout à fait démocratique.
Si des régimes autoritaires s’accommodent de certaines règles démocratiques; à l’inverse les démocraties modernes ne sont pas idéales. A cet égard, des pratiques autoritaires et/ou oligarchiques nourrissent la montée de la défiance des citoyens à l’égard des gouvernants élus.
C’est ainsi que certains régimes officiellement « démocratiques » n’ont guère de consistance démocratique. Et ce, tant ils ignorent le principe du pluralisme politique: le multipartisme et la compétition électorale sont fictifs.
C’est en cela que le risque existe de voir glisser une démocratie vers la dictature. Les Tunisiens sont-ils prêts à prendre un tel risque et à céder à la tentation de la régression?