Cet article est une première partie de l’analyse de Afif Hendaoui, Professeur d’économie publiée sur les colonnes de l’Economiste Maghrébin (magazine paru le 15 avril 2015)
« L’art de convaincre ne va pas sans l’art de contraindre » (Raymond Aron)
Toute crise économique et financière détruit du capital productif, affaiblit le capital humain, ralentit les investissements et fragilise les équilibres financiers. Cela est d’autant plus marqué que la crise en question est la conséquence d’un « choc » d’offre négatif, où la chute de l’activité n’est pas le corollaire d’une défaillance de la demande effective, mais plutôt le produit de facteurs extra-économiques (destruction d’unités de production, fermeture d’entreprises à cause d’une insécurité généralisée, grèves sauvages tous azimuts, délocalisation…).
Nous avons montré ailleurs, que ce « choc » d’offre n’étant pas, à l’origine, directement lié à des causes économiques, il ne pouvait être surmonté par des politiques budgétaire et monétaire, destinées à relancer la demande globale. Il s’agissait moins de prendre des mesures contra-cycliques que de rétablir la confiance, en éliminant les facteurs responsables de l’incertitude économique et de la défiance politique. Sans cela, le redressement de l’activité peut prendre plus de temps que dans le cas d’une crise économique et financière classique.
Le « choc » d’offre de 2011 a entrainé la baisse du PIB en volume de 1.9%. Cette contraction de l’activité est en réalité encore plus sévère, puisque le PIB marchand (en retranchant du PIB les services non marchants, composés essentiellement de la valeur ajoutée de l’administration publique) a chuté de près de 3.5%. Faut-il rappeler que les services administratifs sont évalués, pour une grande part et par convention, par les salaires et traitements des fonctionnaires et que cette approximation devient erratique quand le recrutement d’agents publics ne correspond pas à un besoin réel, mais gonfle artificiellement la valeur ajoutée de l’administration ? Aussi, le redressement de l’activité à partir de 2011 est-il encore plus lent en termes de PIB marchand que sur la base de la valeur ajoutée totale.
La perte de la croissance potentielle
Comment, dès lors, apprécier l’impact de cette crise sur la croissance de l’économie tunisienne à moyen et long termes? Trois cas sont théoriquement envisageables, selon que l’effet est ponctuel, ou celui d’une perte définitive de niveau sans affaiblissement significatif de la croissance à moyen et long termes, ou encore celui d’une perte de niveau à laquelle s’ajouterait un fléchissement du rythme de la croissance (voir schéma).
Le premier cas de figure (trajectoire 1 sur le schéma) correspond à un rattrapage intégral, où le taux de croissance rebondit en étant temporairement plus fort, permettant au PIB de rejoindre sa trajectoire d’avant-crise. Dans ce sens, la crise n’a pas d’effet durable sur le niveau du PIB, ni sur son taux de croissance, et l’économie se repositionne sur sa trajectoire pré-crise.
Le deuxième cas de figure (trajectoire 2) décrit une chute du PIB, puis un retour au rythme antérieur de croissance potentielle, sans rattrapage cependant de toutes les pertes occasionnées par la crise. Cette dernière se traduit par une perte définitive du niveau potentiel du PIB et, partant, du PIB par habitant.
Le troisième cas de figure (trajectoire 3) cumule perte de niveau du PIB potentiel et de sa tendance. C’est la perte de la croissance potentielle, et, par conséquent, la progression du PIB par habitant est durablement abaissée par la crise.
Depuis 2011, l’économie tunisienne se positionne sur une trajectoire semblable à celle décrite par le troisième cas de figure ci-dessus. En effet, la tendance du PIB en volume entre 1997 et 2010 se traduit par une croissance moyenne de 4.6%. Ce « trend », qui est une bonne approximation de la croissance potentielle pré-crise, est nettement supérieur à celui engendré par les taux de croissance en 2012, 2013, 2014 et plus que probablement en 2015, soit une croissance moyenne de 2.7%. Cela a entrainé une perte potentielle en niveau de près de 30 milliards de dinars sur les quatre dernières années, soit 8.5% en 2011, 9% en 2012, 11% en 2013 et 14.5% en 2014.
Il est à remarquer que cette trajectoire sous-tend un impact négatif sur l’équilibre des finances publiques. En effet, c’est le niveau du PIB et non son taux de croissance qui permet de déterminer le niveau des recettes fiscales, et donc, à terme, celui des dépenses publiques. Ainsi, la perte du niveau du PIB potentiel entraîne une aggravation du déficit public structurel. Sans un ajustement à la baisse de la croissance des dépenses publiques, cette trajectoire se traduirait par une dégradation continue des finances publiques, des tensions sur le marché du travail et une explosion de l’endettement public. Des ajustements très importants, à court et moyen termes, sont donc incontournables, en vue de contrecarrer cette tendance.
La nécessité de définir un cap
Il y a lieu, tout d’abord, de se donner un objectif à atteindre sur une période de temps déterminée et de mobiliser les moyens en conséquence. En d’autres termes, il s’agit de fixer un cap et s’y maintenir, sans néanmoins perdre de vue que l’économie tunisienne s’appauvrit largement et progressivement depuis 2011 (en termes relatif par rapport à la tendance d’avant-crise). Retrouver le niveau du PIB qui aurait prévalu sans la crise, voilà un objectif cohérent, car il vise un rattrapage plus ou moins complet de la baisse relative du PIB durant la crise.
Toutefois, le temps nécessaire à la réalisation de cet objectif n’est pas quelconque. En effet, si la croissance moyenne à partir de 2016 était de 5%, il faudrait alors 39 ans pour retrouver le niveau du PIB qui aurait prévalu sans la rupture de 2011 ; 20 ans, 10 ans et près de 7 ans pour des taux de croissance moyens respectivement de 5.4%, 6.2% et 7%. C’est dire l’effort à consentir pour redresser la situation, sachant par ailleurs qu’une croissance moyenne de 7% n’est pas soutenable dans les conditions actuelles, car elle exige, entre autres, un niveau de financement extérieur difficilement mobilisable sur un laps de temps aussi court. L’objectif serait donc le rattrapage intégral (trajectoire 1 ci-dessus) sur près de 10 ans et au taux de croissance moyen de 6%, soit 5.5% en moyenne sur les cinq premières années (2016-2020) et 6.5% durant le second quinquennat (2021-2025).
Les ajustements à réaliser durant cette première période sont assurément les plus difficiles à entreprendre. C’est ainsi que l’accélération progressive de la croissance (4.5%, 5%, 5.5%, 6% et 6.5% respectivement en 2016, 2017, 2018, 2019 et 2020) requiert un financement extérieur de l’investissement qui soit soutenable, c’est-à-dire que la part de l’épargne intérieure dans le financement de l’investissement doit progresser significativement, soit 75% en moyenne contre près de 65% durant les quatre dernières années. Cela n’est pas possible sans une diminution sensible du déficit de la balance commerciale des biens et des services par unité du PIB. Ce déficit devrait passer de plus de 9% en 2011-2014 à près de 5.5% en moyenne durant 2016-2020. Par ailleurs, la contrepartie de la progression du taux d’épargne intérieure réside dans la baisse concomitante du taux de consommation finale (privée et publique). Au total, ces ajustements doivent se traduire dans des politiques publiques.
S’agissant du taux de consommation finale, il doit baisser de plus de cinq points, pour se rapprocher, en 2020, de sa valeur moyenne durant les trois dernières décennies (79% environ contre plus de 86% en 2014). Cela ne peut se concrétiser sans une baisse du rapport entre le salaire réel moyen et la productivité apparente du travail. Autrement dit, le salaire réel moyen doit évoluer moins vite que la productivité moyenne du travail, ce qui n’est pas le cas principalement depuis 2008. Il s’agit donc, pour le gouvernement, d’adopter cette règle générale et de la traduire au niveau des branches, notamment au plan des sociétés non financières. L’écart négocié entre le taux de croissance du salaire réel moyen et celui de la productivité apparente du travail, doit permettre de réaliser l’objectif relatif au taux d’épargne intérieure. Cette politique vise indirectement le partage de la valeur ajoutée en faveur de l’excédent brut d’exploitation, ce qui est de nature à reconstituer les marges des entreprises, largement dégradées depuis 2008. Cela est susceptible de relancer l’investissement privé, d’autant plus que les profits réinvestis seront nettement privilégiés au plan fiscal, alors que les bénéfices distribués y seront assez pénalisés.
Trêve de palabres inutiles. Tous les arguments et les détails de cet article s’inscrivent dans la logique du système capitaliste. Or ce système apres la crise de 2008 est mourant.Et les Tunisiens nont pas besoin d’un dessin pour comprendre les méfaits du système capitaliste sous son appellation de libéralisme sauvage ou mafieux. Le vrai problème pour notre pays est le suivant: “Quel système économique alternatif adopter qui puisse répondre aux besoins des gens?”.