Si la dégradation des conditions économiques profondes que le Tunisien traverse depuis une quinzaine d’années n’a pas acté la disparition de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), elle a toutefois profondément altéré sa nature, sa marge de manœuvre et sa relation symbiotique avec l’État.
Historiquement, le syndicat constituait bien plus qu’une force de négociation. Il était un pilier de la gouvernance sociale, un contre-pouvoir systémique capable d’imposer son veto et de modeler la politique économique. Son ancrage dans les secteurs vitaux de la fonction publique lui conférait une autorité quasi institutionnelle.
Cependant, la phase délicate que les finances publiques avaient traversée, caractérisée par un déficit colossal, une dette élevée et une dépendance croissante aux financements étrangers, a rompu l’équilibre fondamental de cette relation. L’UGTT s’est retrouvée face à un État devenu structurellement incapable de répondre à ses revendications salariales, sans courir le risque d’un effondrement.
Contradiction structurelle
En 2022, la guerre en Ukraine, deuxième choc exogène après la pandémie du Covid-19, acheva de paralyser l’économie et les finances du pays. Pour une bonne partie des Tunisiens, l’organisation syndicale était la cause directe de cette débâcle. Ce nouveau contexte a transformé le syndicat, le faisant passer d’un rôle offensif et conquérant à une posture essentiellement défensive et de conservation d’un statu quo social de plus en plus compliqué par l’inflation.
Cet affaiblissement stratégique est le produit d’une tenaille aux pressions à la fois externes et internes. De l’extérieur, l’UGTT a été confrontée jusqu’en 2022 à l’implacable logique des conditionnalités des bailleurs de fonds, qui exigent le gel des salaires dans le public, la réduction des subventions et des réformes des entreprises publiques perçues comme des préludes à des privatisations massives. Après le 25 juillet, le président de la République, Kaïs Saïed, commença à mettre les jalons d’un “Etat social“, privant de la sorte le syndicat de sa scène de négociation privilégiée.
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En interne, le syndicat est miné par un dilemme paralysant et une perte de crédibilité. Sa direction est tiraillée entre une aile radicale, favorable à la confrontation frontale, et une faction pragmatique, consciente des risques économiques. Chaque compromis est perçu par une partie de sa base comme une trahison, tandis que chaque blocage lui vaut l’accusation de sacrifier l’intérêt national à des intérêts catégoriels. Cette impasse nourrit un sentiment de défiance et une lassitude qui se manifestent par une baisse tangible de la participation aux mouvements de grève.
Un syndicat affaibli dans sa capacité d’action
Pourtant, il serait erroné d’en conclure que l’UGTT est devenue une force politique insignifiante ou qu’elle a perdu la peau. Sa force réside moins dans sa capacité à gagner de nouvelles batailles que dans son pouvoir persistant de blocage et dans l’absence d’interlocuteur alternatif pour canaliser le mécontentement social.
Aucune réforme structurelle d’envergure ne peut être mise en œuvre en contournant totalement le syndicat, car son ancrage dans les secteurs clés de la souveraineté quotidienne demeure intact. L’État, bien qu’il soit dans le meilleur équilibre de force depuis des décennies, ne semble pas avoir l’intention de se permettre une confrontation totale.
Ainsi, l’UGTT cherche aujourd’hui à jouer le rôle du dernier gardien d’un État social, menant des batailles d’arrière-garde pour prévenir des reculs sociaux immédiats plutôt que pour conquérir de nouveaux droits. Son affaiblissement relatif est le signe de son propre échec organisationnel.
La crise économique n’a pas eu la peau de l’UGTT au sens de l’avoir éliminée. Néanmoins, elle l’a métamorphosée et enfermée dans une contradiction existentielle. Le syndicat est devenu l’un des principaux points de cristallisation des tensions qui traversent le pays, avec les tensions entre revendications sociales légitimes et contraintes économiques implacables, entre défense des acquis corporatistes et nécessité de réformes, entre logique de confrontation et impératif de survie nationale.
Sa peau, trempée dans des décennies de luttes, est dure, mais le corps syndical est sous perfusion, forcé de naviguer dans un environnement où chaque choix est synonyme d’un prix à payer. L’avenir de l’UGTT dépendra de sa capacité à se réinventer, à élargir sa base au-delà du secteur public, à proposer une contre-narrative économique crédible et à retrouver une forme de leadership moral qui transcende la simple défense d’intérêts sectoriels.