Vue du ciel, la configuration des entreprises tunisiennes paraît peu rassurante. Elle est trop éparse, peu dense et quasiment sans relief. D’une édition à l’autre, l’image ne gagne pas en clarté, en épaisseur, en intensité, en intégration et en volume. On ne voit pas apparaître de nouveaux pôles dédiés aux entreprises 4.0 ni s’élever haut dans le ciel des établissements et entreprises phares qui illuminaient naguère le paysage productif.
Les figures de proue dans l’industrie, le transport, le bâtiment, la finance – qu’elles soient publiques ou privées – qui se distinguaient et faisaient valoir leur prétention jusqu’à l’international font aujourd’hui pâle figure. On y observe une sorte de délitement de l’appareil productif qui n’est pas de bon augure. Les lignes de démarcation industrielles et financières sont quelque peu figées et n’avancent pas au rythme de nos anciens poursuivants, qui ont pris le dessus. A qui la faute ? Chercher l’anomalie ? La vérité est qu’on n’a pas besoin d’ennemis, voire de concurrents redoutables.
La hargne syndicale au lendemain de la Révolution, la tiédeur et les hésitations patronales, la corruption, les freins administratifs et l’intrusion néfaste du politique s’en chargent.
Foin de discours incantatoires et de rhétoriques d’un autre âge dont on mesure aujourd’hui les dégâts sur les capacités de production ! Venons-en aux faits. Le cru du palmarès des entreprises tunisiennes de 2025 a plus d’une signification et a valeur de symbole. Il nous renvoie une image grandeur nature de nos entreprises, de leur évolution et de leur niveau de performance d’une année à l’autre. Mais c’est aussi un instrument clé pour nous situer et nous comparer à nos compétiteurs.
A ce stade, le constat est encore plus amer : notre décrochage se lit à tous les niveaux. De fait, aucune de nos grandes entreprises, aucun de nos groupes ou établissements financiers publics ou privés ne figure désormais dans le top 50 africain et moins encore dans l’espace Euromed, alors qu’ils devraient logiquement s’y trouver, au regard de notre rang dans le classement par pays.
Les arbres ne montent pas au ciel, mais ils continuent à croître tant que la nature le permet. Nos entreprises manqueraient-elles à ce point d’air et de marges de progression ? Pas étonnant, dès lors qu’elles restent confinées dans notre réduit national, sans réelle perspective de redéploiement à l’international. Rien, il est vrai, ne les incite ou ne les encourage. A croire même que tout s’y oppose. En l’absence de présence de banques tunisiennes installées à l’étranger qui leur ouvriraient la voie, faute d’appui financier, d’accompagnement public et de… diplomatie économique.
La Tunisie, au regard de l’exigüité de notre marché, aura du mal à figurer, fût-ce au bas du tableau des pays émergents, sans disposer d’entreprises de taille régionale, voire mondiale. Nous avons besoin de vrais champions nationaux, sorte de locomotives dont il faut faciliter et accélérer l’ascension. Ils ont vocation à tirer l’économie vers le haut. C’est la pente naturelle des pays dont l’ambition ne se limite pas – au mieux – au seul rôle de figuration dans le nouveau monde.
La Suède en son temps, la Finlande, la Corée, la Turquie, pour ne citer que ces pays-là, doivent leur rang à la puissance d’une poignée de leurs entreprises aux origines familiales. Où en sommes-nous de tout cela ? Nous devons porter un autre regard sur l’entreprise en économie de marché, dans un environnement capitaliste, sans occulter pour autant éthique professionnelle et valeurs morales. Au final, le pouvoir de régulation revient à l’Etat.
Rien n’arrêtera le décrochage de notre économie si le pays – Administration en tête – ne se réconcilie pas avec les grands groupes d’entreprises aujourd’hui ostracisés, stigmatisés, livrés à la vindicte populaire. Notre législation fiscale et de change est loin d’être parfaite. Elle est complexe, rarement en ligne avec les nouvelles avancées technologiques, financières et managériales et donc peu permissive. Il arrive que des acteurs très entreprenants se voient contraints de la contourner pour aller de l’avant.
L’intention n’est pas forcément mauvaise ou criminelle et les voies de solution sont toujours possibles sans dommages ni dégâts pour l’économie nationale. L’essentiel est de préserver l’image du pays et de ne pas entacher sa capacité de s’insérer dans les nouvelles chaînes de valeur. Les groupes, forts de leurs réseaux et partenaires mondiaux, sont en première ligne, pour peu qu’ils aient l’appui de la puissance publique. Sont-ils dans un tel état d’esprit au vu de leur réticence à vouloir oser la transparence ? Il y a beaucoup à dire à cet égard.
On sent l’absence, le défaut de vision et le besoin d’injecter beaucoup de confiance, d’apaisement et de sécurité. S’ils arrêtent de pédaler, c’est tout le pays qui va à la renverse. La réconciliation plutôt que les voir se débattre sur plusieurs fronts, ceux de l’innovation, de la création de richesse et d’emplois. S’ils avaient les coudées franches et réalisé autant de profit que les banques, qui sont au-dessus de la mêlée comme à leur habitude, on aurait multiplié par 2 ou 3 le taux de croissance du PIB.
Il faut, quoi qu’il en coûte, se garder de freiner l’élan et la dynamique de développement des grandes entreprises. Quand elles éternuent, les PME/PMI ont la grippe. Celles-ci n’ont pas les faveurs des banques et ne sont pas toujours à l’abri du harcèlement administratif. Elles sont, contre vents et marées, en mode survie. En s’attachant de plus en plus les services financiers des sociétés de leasing, bien assises sur leurs bases, qui ont su profiter de cet effet d’aubaine. L’affaissement et le déclassement des PME font l’affaire du microcrédit, qui bénéficie de la prolifération des TPE. Il profite, paradoxalement, de ce nivellement par le bas. Pas étonnant qu’il ait le vent en poupe.
Edito spécial classement des entreprises 2025 disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n° 911 janvier 2025