Le secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), chargé du secteur privé, Mohamed Ali Boughdiri, a bien voulu nous accorder cet interview. Les soucis de la classe ouvrière apparaissent en filigrane de bout en bout. Interview.
Leconomistemaghrebin.com :
Comme chaque 1er mai, la Tunisie a célébré la Journée internationale des travailleurs. A la lumière du contexte national, pensez-vous que les droits des travailleurs acquis à travers une lutte acharnée et de grands sacrifices soient menacés ? Pensez-vous que la situation des ouvriers tunisiens reflète l’esprit et les valeurs du 1er mai?
Mohamed Ali Boughdiri :
Tout d’abord, je dois rappeler que cette journée a eu lieu suite à un mouvement de protestation ouvrière à Chicago. La revendication des ouvriers était de fixer le nombre d’heures de travail à huit heures par jour. Depuis ce jour, jusqu’à aujourd’hui la classe ouvrière a pu glaner plusieurs acquis importants grâce surtout à l’émergence du mouvement syndical et son expansion aux quatre coins du monde. Pour le cas de la Tunisie, les ouvriers disposent de plusieurs conventions sectorielles, ce qui a permis de faire évoluer la relation entre les employés et les employeurs. Si les ouvriers ont pu accéder à ces acquis et droits, c’est grâce à leurs militantisme et sacrifices. Comme la situation en Tunisie subit l’impact de la conjoncture mondiale qui se caractérise par la mondialisation du Capital et la domination des multinationales, la classe ouvrière voit ses acquis et droits menacés. Le Capital est armé de la mondialisation, alors que la classe ouvrière lutte contre lui avec des moyens classiques.
Face à la mondialisation du Capital, la classe ouvrière doit constamment adapter sa lutte. A titre d’exemple, plusieurs chefs d’entreprise ne veulent plus respecter les huit heures de travail. Ils refusent, entre autres, de payer les heures supplémentaires des ouvriers, alors que la détermination des heures de travail est l’un des acquis majeurs du 1er mai.
Par ailleurs, la classe ouvrière a vu son pouvoir d’achat se dégrader à cause de la hausse vertigineuse des prix. Le Capital a profité du grand nombre des chômeurs tunisiens pour leur proposer des emplois précaires. Dans cette situation, la sous-traitance a gagné du terrain. Tous ces facteurs représentent une forme d’asservissement moderne pour la classe ouvrière. Ainsi, la classe ouvrière est appelée à se mobiliser pour défendre ses acquis.
Mais quand même, le 1er mai 2019 a été marqué par un nouveau acquis pour les employés du secteurs privé. En effet, le Chef du gouvernement a annoncé, dans le cadre de cette manifestation, la révision à la hausse du SMIG et du SMAG. Ainsi que la révision à la hausse des pensions de retraite du secteur privé et les salaires des ouvriers de chantier. Cet accord important reflète-t-il une amélioration de la situation tendue entre Youssef Chahed et le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi ?
C’est un accord très important. C’est le fruit de longues négociations entre les différents partenaires sociaux. L’accord profite en premier lieu aux ouvriers à faible revenu. Par ailleurs, je tiens à préciser qu’il n’existe aucun conflit entre Noureddine Taboubi et Youssef Chahed. Il existe uniquement des divergences de vues. D’ailleurs, le dialogue ne s’est jamais interrompu même dans le contexte le plus tendu; comme les négociations sur la privatisation des entreprises publiques et les négociations salariales. Le dialogue social en Tunisie a bel et bien évolué grâce à la mise en place du Conseil national du dialogue social qui rassemble tous les partenaires sociaux.
Certains experts en économie accusent l’UGTT de ne pas prendre en considération les équilibres budgétaires et la situation économique difficile du pays lors des négociations sociales dans les secteurs privé, public et la fonction publique.
Nous ne revendiquons plus des augmentations salariales. Nous ne demandons que l’amélioration du pouvoir d’achat des Tunisiens, afin que le salaire puisse subvenir aux nécessités de la famille dans un contexte marqué par l’inflation et la cherté de la vie. Le jour où les prix baissent et deviennent à la portée de tous les salariés, il sera possible de ne pas revendiquer systématiquement des augmentations salariales.
Le pouvoir d’achat a subi les conséquences désastreuses de l’inflation galopante et de ce fait nous revendiquons des augmentations capables de lutter contre l’inflation. Pour ce qui est des équilibres budgétaires, nous avons avancé des propositions au gouvernement pour résoudre ce problème, dans le cadre des projets de loi de finances 2018 et 2019. Mais comme à chaque fois nos propositions tombent dans l’oreille d’un sourd. A titre d’exemple, le Portugal ne s’est pas soumis aux diktats du FMI et a accordé des augmentations salariales qui ont contribué à l’alimentation de l’économie par la consommation.
Au lieu de revendiquer des augmentations salariales, ne serait-il pas plus judicieux de revendiquer une meilleure maîtrise des prix et un contrôle rigoureux des circuits de distribution? Ces deux mesures pourraient lutter contre la cherté de la vie et améliorer nettement le pouvoir d’achat des Tunisiens.
A chaque fois qu’on négocie les augmentations salariales avec le gouvernement, nous revendiquons, entre autres, la baisse des prix et la maîtrise des circuits de distribution. Nous savons parfaitement que c’est très difficile de lutter contre les barons de la contrebande. Il semble que l’Etat soit incapable de lutter contre eux, surtout que l’économie parallèle gagne du terrain en Tunisie.
Rappelons que l’inflation et la croissance sont les raisons principales qui incitent aux augmentations salariales. En cas d’augmentation du taux de croissance, il faut normalement procéder à des augmentations salariales surtout que la croissance a été réalisée grâce aux efforts des salariés.
Parmi les différends entre l’UGTT et l’Utica figure la définition de la productivité. La centrale patronale soutient que chaque augmentation salariale doit s’accompagner d’une hausse de la productivité. Autrement, cela risque d’alimenter l’inflation. Que représente pour vous la productivité ?
Pour aborder cette question, il faut d’abord définir la différence entre production et productivité. La production est l’objectif que le salarié doit atteindre pour justifier son salaire. Quant à la productivité, elle consiste au dépassement de l’objectif fixé par l’entreprise. La centrale syndicale soutient la production et la productivité dans les entreprises tunisiennes. La productivité ne peut être que bénéfique pour les salariés et les entreprises. Si les entreprises étrangères basées en Tunisie ont pu réaliser de très bonnes performances financières en qualité et volume, c’est grâce à l’effort des salariés tunisiens.
L’UTICA, certains chefs d’entreprise et même l’UGTT revendiquent l’amendement du Code du travail. Certains disent que le Code du travail est devenu obsolète étant donné qu’il date de 1966. Bien évidemment, à chacun sa vision pour cet amendement. Que veut-elle réformer au juste l’UGTT ?
Le code du travail comprend 425 articles dont la majorité a besoin d’être dépoussiéré vu qu’ils ne sont plus adaptés à la situation actuelle des salariés. A titre d’exemple, l’article 21 du Code du travail relatif au licenciement pour des raisons économiques et/ou techniques ne plaide pas pour les salariés, notamment en ce qui concerne l’indemnité de licenciement.
Par ailleurs, l’article 6-4 qui stipule que le salarié ne devient titulaire qu’après quatre ans de service continu est obsolète. Le chef d’entreprise peut facilement contourner la loi en licenciant le salarié avant la fin des quatre ans de travail ou de le transférer à une autre entreprise avec un nouveau contrat, ou suspendre son activité avant la fin des quatre ans. De son côté l’UTICA veut réformer le code du travail, en adaptant le nombre d’heures de travail dans l’intérêt de l’entreprises et non pas dans celui du salarié.
La fonction publique et le secteur public souffrent d’un problème de sureffectif et ce depuis 2011. D’ailleurs, le gouvernement avance à maintes reprises qu’il ne peut plus recruter, à l’exception des forces de l’ordre, douane et des postes sensibles. L’UGTT a-t-elle pensé à une autre alternative pour résoudre le problème du chômage à part la fonction publique et le secteur public ?
Et pourtant d’autres secteurs dans la fonction publique sont en manque de personnel. A titre d’exemple, je citerais le manque d’instituteurs et de professeurs dans les établissements éducatifs, d’où l’importance de procéder à de nouveaux recrutements. Je cite encore le manque de compétences médicales.
Par ailleurs, l’Etat est appelé à soutenir l’initiative privée. Nous souhaiterions que les jeunes tunisiens optent pour l’innovation et le lancement d’entreprises privées. Une autre piste de réflexion est le renforcement de l’économie sociale et solidaire en Tunisie et le renforcement de la formation professionnelle. D’ailleurs, on travaille avec les partenaires sociaux sur la mise à niveau de 140 centres de formation professionnelle pour les adapter aux besoins du marché du travail.
Voici qu’on arrive à notre dernière question. D’importantes échéances électorales sont à nos portes. A savoir, les élections législatives et la Présidentielle. Pensez-vous que la classe ouvrière va quand même voter pour des personnalités issues des gouvernements successifs dont l’échec est incontestable ? Ou bien qu’elle s’apprête à un vote sanction lors des prochaines élections ?
D’abord, j’invite tous les Tunisiens à accomplir leur devoir électoral, car il s’agit bel et bien d’un devoir citoyen qui devrait être ancré dans les mentalités si l’on veut réellement édifier une démocratie. C’est la seule arme du citoyen pour espérer changer les choses, le vote ! Secundo, que chaque Tunisien vote selon ses convictions. Si la classe ouvrière va décider de voter pour le système libéral qui contribue à son appauvrissement et son exclusion, elle n’a qu’assumer. Pour ma part, j’espère que les Tunisiens voteront pour eux-mêmes.