Khouloud Toumi, analyste en politique économique, tire la sonnette d’alarme dans cette déclaration accordée à L’Économiste Maghrébin : le pays est prisonnier d’un cercle vicieux où la croissance conjoncturelle masque des déséquilibres structurels profonds, où le financement interne étouffe le secteur privé et où l’absence d’accès aux marchés internationaux condamne l’économie à une fragilité chronique. Sans réformes structurelles d’envergure, prévient l’analyste, la Tunisie prolongera une trajectoire de stabilité précaire et de croissance anémique.
Au cours des années 2024 et 2025, l’économie tunisienne a affiché une croissance réelle positive mais étroitement limitée. En 2024, le PIB réel a progressé d’environ 2 %, porté essentiellement par la demande intérieure et par le secteur des services, en particulier le tourisme. Cette apparente embellie dissimule toutefois une réalité plus sombre : la croissance s’est révélée purement conjoncturelle, financée principalement par le recours massif au financement interne et au refinancement via la Banque centrale, dans un contexte d’absence quasi totale de financement extérieur. En 2025, la situation ne s’est guère améliorée. La croissance du PIB réel est restée modérée à 2,1 %; tandis que la pression sur le secteur bancaire s’est intensifiée. Le financement public continuant de mobiliser l’essentiel des ressources financières internes disponibles. Cette dépendance accrue à l’emprunt interne et à la Banque centrale a accentué la fragilité intrinsèque du modèle économique tunisien.
Des déséquilibres structurels qui étouffent l’économie
Les déséquilibres budgétaires constituent l’une des failles majeures de l’économie nationale. Le déficit budgétaire s’est maintenu à environ 6,5 % du PIB en 2024. Alors que le service de la dette et les dépenses courantes ont absorbé une part considérable des ressources publiques, réduisant d’autant les marges de manœuvre pour l’investissement productif. En 2025, la situation s’est légèrement détériorée avec un déficit budgétaire atteignant environ 6,8 % du PIB. Cette dérive budgétaire s’accompagne d’un déficit commercial persistant qui s’est établi à 7,5 % en 2025, aggravant dangereusement la rareté des réserves en devises et limitant la capacité du pays à financer ses importations. Le déficit de la balance courante est resté lui aussi élevé, illustrant la vulnérabilité externe chronique de l’économie tunisienne.
Par ailleurs, l’inflation, bien que légèrement atténuée, demeure une source d’inquiétude majeure. Elle a connu une légère diminution à 6,5 % en 2024 avant de se stabiliser autour de 6 % en 2025. Mais elle reste hautement vulnérable aux chocs externes. Cette persistance de l’inflation témoigne des tensions profondes qui traversent l’économie et de sa sensibilité aux perturbations internationales.
En outre, le secteur bancaire tunisien subit une pression croissante qui menace son équilibre et son rôle de catalyseur de la croissance. Massivement mobilisé pour financer les besoins de l’État, le système bancaire voit ses capacités de financement du secteur privé considérablement réduites. Cette situation crée un phénomène d’éviction préoccupant où l’investissement privé se trouve limité faute d’accès au crédit. La pression fiscale, qui est restée élevée au cours de ces deux années, freine davantage l’investissement et l’expansion du secteur privé, entravant ainsi le dynamisme entrepreneurial pourtant indispensable à une croissance durable.
Sur le plan externe, l’économie tunisienne se heurte à des contraintes structurelles majeures. La rareté persistante des réserves en devises, conjuguée à l’impossibilité d’accéder aux marchés financiers internationaux, maintient le pays dans une situation de fragilité structurelle critique. Cette double contrainte limite sévèrement les capacités de financement des importations et prive l’économie des ressources nécessaires à son développement.
Le marché de l’emploi offre un tableau tout aussi préoccupant. Il est resté sous tension continue avec un chômage structurel élevé, touchant particulièrement les jeunes diplômés. La création d’emplois s’est révélée insuffisante pour absorber les nouvelles cohortes arrivant sur le marché du travail, perpétuant ainsi une situation sociale délicate et un gaspillage manifeste du capital humain national.
2026 : un scénario de précarité qui appelle des réformes urgentes
Les perspectives pour 2026 ne laissent guère de place à l’optimisme. Khouloud Toumi anticipe une croissance modérée comprise entre 1,8 % et 2,2 %, largement tributaire de facteurs conjoncturels et internes plutôt que de dynamiques structurelles robustes. Dans ce scénario, les déséquilibres structurels décrits – déficits jumeaux élevés, pression insoutenable sur le secteur bancaire, rareté chronique des devises et chômage persistant – sont appelés à se perpétuer, confinant l’économie à une stabilité macroéconomique précaire et à des marges de manœuvre budgétaires toujours plus réduites.
Face à ce constat alarmant, Mme Toumi formule des recommandations sans équivoque. Elle appelle à l’application coûte que coûte des réformes structurelles et à l’ouverture de l’économie vers les marchés de financement externes. L’analyste insiste sur la nécessité impérieuse d’appliquer les réformes préconisées par le Fonds monétaire international, seules à même, estime-t-elle, de briser le cercle vicieux actuel. Ces réformes doivent se déployer à court terme comme à long terme, combinant des ajustements immédiats et des transformations structurelles profondes. L’objectif est double : minimiser la pression insoutenable qui pèse sur le secteur bancaire et identifier d’autres sources de financement pour l’État, libérant ainsi les ressources nécessaires au financement du secteur privé.
Sans ces réformes économiques profondes, avertit l’analyste, la Tunisie risque de prolonger indéfiniment une trajectoire de stabilité précaire et de croissance limitée. Les réformes structurelles apparaissent donc comme l’unique voie pour stabiliser l’économie, stimuler l’investissement productif, améliorer la compétitivité des exportations, sécuriser l’accès aux devises étrangères, réduire la pression sur le secteur bancaire et, in fine, garantir un développement durable. Le message de Khouloud Toumi est clair : l’urgence commande d’agir, et l’inaction condamnerait le pays à une stagnation durable aux conséquences économiques et sociales potentiellement graves.