Parler, c’est bien, mais écrire, c’est mieux : les écrits restent. Car au-delà des mots, ce sont les récits et les mémoires d’un observateur indépendant, Anouar Moalla, qui prennent vie dans son livre Témoin libre d’une époque. Ni historien ni sociologue, comme il le précise dans son introduction, l’auteur nous entraîne au fil de ses réflexions dans le récit d’une existence semée d’embûches et de joies. Tout au long de son parcours, il évoque les époques qui l’ont marqué, notamment à la veille du bouleversement de décembre 2010- janvier 2011 et la manière dont il l’a vécu.
La deuxième partie du livre relate les épisodes marquants de son engagement associatif. À l’instar du premier rassemblement des acteurs de la société civile maghrébine mobilisés contre le VIH/Sida, du Téléthon au profit des myopathes, des Restos du Cœur, la liste est longue…
La troisième partie est dédiée aux portraits. L’auteur y célèbre son père, son héros Taoufik Moalla ; son oncle Mohamed Moalla, qui lui a dispensé mille leçons de vie ; et les figures emblématiques du combat pour les libertés. Il rend un grand hommage aux femmes tunisiennes, notamment Fatma Moalla, première Tunisienne docteure en sciences mathématiques à moins de 23 ans en 1961. Anecdote savoureuse : elle fut invitée, en compagnie de son père, à déjeuner avec le président Habib Bourguiba, qui croyait fermement en la femme tunisienne.
Au-delà de ces portraits familiaux riches en histoire, qui nous plongent dans son enfance, Anouar Moalla rend hommage à sa femme Hajer, à ses deux enfants, à ses petits-enfants, ainsi qu’aux hommes d’État qui l’ont soutenu en croyant en son travail. Comme il le confie lors de la présentation de son livre, jeudi 18 décembre 2025 à 17h, en bon Sfaxien, “ sa religion est le travail”. Une après-midi riche en témoignages, modérée par la voix inimitable de RTCI, Donia Chaouch.
À l’issue de ces anecdotes et des retrouvailles avec amis et famille, Anouar Moalla répond à nos questions. Interview:
On parle aussi de la mémoire collective de ce que vous avez vécu tout au long de votre vie militante et personnelle, des portraits émouvants. Pourquoi ce choix d’être témoin de cette histoire ?
Anouar Moalla : J’ai l’avantage de l’âge et l’inconvénient de l’âge. L’avantage, c’est l’accumulation : avoir vécu suffisamment de périodes de la vie de ce pays, l’avoir aimé, avoir épousé toutes ces causes, milité quand l’occasion s’en est présentée. L’inconvénient, c’est que la mémoire est parfois sélective : on embellit certaines choses, on pardonne prématurément des erreurs ou des personnes qui ne le méritent pas. Parmi les invités, j’ai reconnu tant de visages qui ravivent des souvenirs. Ce pays foisonne de compétences, de femmes et d’hommes animés de bonne volonté. J’ai pour la femme tunisienne une admiration sans borne. Sarra ( la fille de son oncle Mohamed) pour moi, en est le symbole : elle avait cinq sœurs, dont Fatma, grande première femme docteure en sciences mathématiques à 22 ans en 1963, alors que la Tunisienne n’allait même pas à l’école. Son père était libraire. J’ai tant de motifs de fierté dans ma famille que je suis toujours fier d’être tunisien, sans prétention.
Même si on rebrousse chemin, globalement, notre réputation reste bonne, malgré quelques débordements. Finalement, nous avons bien réussi notre pays. Il nous reste ce problème majeur de démocratisation. Certains disent que la démocratie est la cerise sur le gâteau ; moi, je dis que c’est le gâteau lui-même. Sans désir d’égalité, de légitimité, de promotion de la compétence, il n’y a pas de gâteau. Nous avons beaucoup fait en la matière, et j’en suis heureux. Mais je ne rends pas service à mon pays si je perds mon esprit critique. Je l’ai exercé dans ce livre, peut-être pas autant que je l’aurais voulu, à cause de cette autocensure qui muselle les journalistes et nous tous. Heureusement, notre pays n’est pas en guerre ; nous pouvons résoudre pacifiquement nos différends. Il faut la soif de l’excellence et l’amour du travail. Né à Sfax, j’y ai appris qu’une seule religion existe : le travail. Avec ça, même le Japon peut nous craindre. Reconnaissons le mérite, promouvons par le mérite, gardons confiance et optimisme. Nous triompherons des lendemains difficiles.
Vous avez évoqué être témoin, c’est aussi s’engager.
Oui. Si mon oncle Mohamed n’avait pas écrit ses papiers quand il dirigea la rédaction du journal « Al Asr el Jadid » en 1924, je n’aurais pas pu lire ses mots. Si des poètes n’avaient pas documenté, les écrits resteraient muets. La transmission orale existe, mais elle manque de pérennité. Les écrits, eux, restent : vous vous engagez, et on peut vous les ressortir. Vous êtes journaliste, vous savez : même si le contexte change, on vous confronte à vos mots comme à une vérité éternelle. Les journalistes doivent être prudents, ne pas juger hâtivement. Écoutez d’abord. L’art de l’écoute est la clé de la réussite, surtout en journalisme.
En tant qu’observateur indépendant, comment voyez-vous la société tunisienne aujourd’hui ?
C’est une société perchée. Habib Bourguiba nous a mis sur les bons rails en alphabétisation, santé et éducation, mais il a oublié la démocratisation, comme ceux qui ont suivi. Revenons aux pères fondateurs, comme aux États-Unis : quatre hommes ont posé des règles claires, et le miracle américain tient bon malgré les ethnies et inégalités. Sur 250 millions, la précarité est minime en pourcentage ; les gens travaillent. À Sfax, une seule religion : le travail. Mon père me l’a inculqué, comme son père avant lui. Je l’inculque à mes enfants. C’est la réussite par le mérite et la soif d’excellence. Dans mon métier de formateur et consultant en communication, je vise à être le meilleur, non par peur de la concurrence, mais pour me remettre en question. On évalue l’impact après chaque formation, chaque document : on peut toujours faire mieux. Gardons l’esprit critique, visons l’excellence des plus grands: Japonais, Chinois etc.. tout en respectant les autres. Car si les scènes de pauvreté en Afrique me font mal au cœur, mon ambition reste d’atteindre ce sommet pour, un jour, mieux aider ceux qui en ont besoin.
Le mot de la fin ?
Je suis heureux d’avoir gardé intactes certaines amitiés. J’y crois : elles transcendent les années. Un coup de fil suffit, et quelqu’un accourt : “ Anouar, en quoi puis-je t’aider ?” Même absent de Facebook ou de RTCI à une époque, on m’appelle. Non que j’étais exceptionnel, mais nous, les Sfaxiens, gardons nos amitiés. »
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