Emna Chaabouni et Yesmine Ben Salah, photographes et membres du collectif Lune déraison, ont transformé leur fascination pour Kesra en une exposition immersive, mêlant photographie, poésie et cinéma. Présentée d’abord dans ce village perché de Siliana, puis à Hammamet, leur démarche va au-delà du simple témoignage visuel : elle tisse un dialogue intime avec les habitants et les paysages, révélant une Tunisie rurale à la fois vibrante et oubliée. Entre clichés spontanés, archives murales et un documentaire en gestation, leur travail interroge aussi les promesses délaissées de la révolution. Une invitation à voir Kesra autrement. Elles étaient invitées sur RTCI dans l’émission Autour de midi pour revenir sur leur travail artistique.
Dès leur rencontre au sein du collectif Lune déraison, Emna et Yesmine ont partagé une ambition commune : révéler les régions tunisiennes sans les instrumentaliser, mais en tissant des liens avec leurs habitants. Notre rêve était de travailler avec ces territoires, pour eux et avec eux, pas d’en extraire des images pour les exposer loin d’eux, souligne Emna. À Kesra, ce projet a pris vie, et l’accueil des habitants a dépassé leurs attentes. Ils se sont reconnus dans nos clichés, ravis de voir leurs paysages, leurs enfants, jusqu’aux petits graffitis qui peuplent leurs murs, se réjouit Yesmine. Une réaction précieuse, alors que les artistes craignaient une méfiance envers la photographie, parfois perçue comme intrusive en milieu rural.
Perché près de Makthar, Kesra culmine comme le point le plus haut de Tunisie. Loin des foules touristiques, le village dévoile des paysages époustouflants : sources cristallines, cerisaies, architectures de pierre et une quiétude propice à la création. Emna y a posé ses valises en 2019, séduite au point d’y puiser l’inspiration pour Sérieux pas sérieux, un recueil de poèmes publié aux éditions Schéma. L’idée était de dire qu’on peut être sérieux sans se prendre au sérieux, résume-t-elle, évoquant cette ode à la légèreté. L’exposition, visible à Hammamet jusqu’au 3 août, explore Kesra sous multiples facettes. Une section dédiée à l’architecture révèle la poésie des pierres et les métamorphoses du paysage. Ton temps, ton sourire saisit l’insouciance des enfants dans des portraits spontanés, tandis que Ton nom, tes histoires exhume les traces anonymes laissées par les habitants, des fresques murales aux archives oubliées.
En parallèle, un documentaire en cours de montage prolonge cette immersion. Tourné avec des moyens modestes, il dresse un constat sévère sur l’abandon des régions post-révolution. Kesra pourrait être un pôle touristique et agricole si on lui en donnait les moyens. La révolution est née ici, mais les promesses ont été oubliées, déplore Emna.
Porté par une audace revendiquée, le collectif L’une des raisons transcende la simple documentation pour défendre une Tunisie méconnue. Il faut être un peu fou pour croire en nos projets. Mais c’est cette folie qui les rend possibles, sourit Emna. Yesmine, plus technique, admire la spontanéité de sa complice : ensemble, elles brisent les limites qu’elles n’oseraient affronter seules.
Après Hammamet, l’exposition pourrait s’installer à Tunis, Gafsa ou Djerba. Le documentaire sera finalisé d’ici quelques mois. En attendant, Sérieux pas sérieux et les clichés exposés continuent de raconter Kesra, miroir d’une Tunisie rurale vibrante et fragile. L’exposition est à découvrir à l’espace Fausse Note (Hammamet) jusqu’au 3 août. Le livre Sérieux pas sérieux est disponible aux éditions Schéma. Le documentaire sera diffusé prochainement.