Imaginez une île de 180 000 habitants, selon le dernier recensement, qui accueille plusieurs milliers de touristes pendant la haute saison estivale, et qui a depuis longtemps son festival de renommée nationale (festival d’Ulysse) et une maison de culture à Houmt Souk, construite en 1963 ainsi qu’une société civile très dynamique sur le plan culturel, qui actuellement ne possède aucun espace qui peut accueillir des représentations dignes de ce nom. Cette île c’est Djerba.
En effet, le théâtre de plein air, situé à côté du fort Ghazi Mustapha, au bord de la mer à Houmt Souk, qui constituait un espace agréable et adapté aux représentations musicales, théâtrales et culturelles, est hors d’usage, depuis le sommet de la Francophonie. Car, il est désormais couvert par une sorte de chapiteau qui tout simplement étouffe le son et a détruit définitivement le système de sonorisation.
Un artiste célèbre et populaire a récemment annulé son show à cause de ce problème insignifiant techniquement. Aucun artiste, depuis, aucune troupe de théâtre, ni aucun conférencier n’osent s’y hasarder depuis. Même la direction de la maison de la culture n’y programme plus ses activités. Sachant qu’une affaire de présumés héritiers avait bloqué le chantier de la reconstruction de l’édifice, privant Houmt Souk de toute activité culturelle ou artistique depuis cinq ans.
Même le célèbre festival d’Ulysse a presque gelé ses activités, et l’île va être privée de culture, du moins officielle, cette saison que le ministère du Tourisme considère comme la plus importante depuis des années.
Ce ne sont pas donc les Djerbiens qui doivent renoncer à jouir de la culture mais aussi les centaines de milliers de touristes qui vont résider dans l’île le temps d’une escapade. Un manque à gagner non seulement du côté de l’image de Djerba, mais surtout financier. Aucun signe ne montre qu’on est inquiet du côté des autorités aussi bien culturelles qu’administratives.
Pourtant, la solution, même provisoire, consiste à remettre dans son ancien état, le théâtre de plein air, en enlevant tout simplement cette sorte de chapiteau posé sur le théâtre, qui ne se distingue ni par son authenticité ni par son design. A notre humble avis, le fait de l’installer devant le célèbre fort espagnol (Ghazi Mustapha) était une insulte au bon goût, car on de doit jamais mettre cette espèce de monstre en silicone, à côté d’un édifice construit avec la pierre de taille, noble et vieille de plus de cinq siècles. Sans parler de la fameuse architecture de ce fort qui rivalise avec les plus belles architectures des forteresses dans le monde. C’est comme si vous installiez devant le théâtre romain d’El Jem un espace fabriqué à partir des déchets de plastic.
L’enlever est donc un acte civique et qui permet du même coup de débloquer la situation dramatique de la culture à Djerba. Mais il semble qu’aucun responsable, n’oserait ce geste de salubrité publique. Faut-t-il une fois encore un ordre présidentiel?
L’autre culture
En réalité, Djerba n’est aucunement privée de culture. En effet, les Djerbiens, depuis longtemps, consommaient essentiellement ce qu’on peut appeler la culture locale, un mélange de culture berbère, africaine, juive, arabe, et méditerranéenne. La culture officielle véhiculée depuis l’indépendance, à travers les médias de l’époque et dans les espaces officiels, n’avait pas le vent en poupe dans l’île.
La culture qu’on peut désigner par « djerbienne » avait depuis au moins l’époque des Husseinites, ses propres artistes, ses propres espaces et ses propres paradigmes et surtout son propre public. Ce qui avait poussé certains chercheurs à parler de culture ‘djerbienne’. Qui n’est en réalité, qu’une synthèse et dont l’aspect dominant était et est toujours subsaharien. Les anciens esclaves arrachés à leurs villages africains et vendus dans tous les marchés du monde, avaient, pour une grande partie, transité ou furent installés dans l’île. Ceci pour une raison très simple : c’est que les grands commerçants avec l’Afrique subsaharienne étaient des berbères ibadites qui sillonnaient le désert à travers la route de l’or et des esclaves, en passant par Ghademes, le pays du zab ‘mzab en Algérie’ et la route de nefzawa (Kébili, Tozeur, Nafta). Djerba jouait un grand rôle dans ce Traffic, car elle était le port principal, pour Istanbul la capitale des Ottomans, Alexandrie, Malte, Tunis, et Alger.
Les grandes fêtes de mariage étaient célébrées en plein air parmi les palmiers et les oliviers dans une place en terre-plein aménagé pas loin des houchs (maisons) car les mariages étaient organisés généralement en été. Les artistes étaient les descendants directs des anciens esclaves. Et les instruments étaient le tbal, une sorte de tambour énorme, et la ghita qui est un mot haoussa, la langue des tribus haoussa nigérianes.
Les danses se font sur des rythmes africains et les habits des artistes avaient probablement subis l’influence méditerranéenne, peut-être ottomane. Abid Ghoubenten, une troupe célèbre, signifie littéralement « esclaves de la tribu ghoubenten » qui était spécialisée dans le trafic des esclaves. Ouledstajemaa, une troupe en vogue actuellement qui fait tous les mehfels, qu’on peut traduire par grandes fêtes, est composée exclusivement d’artistes noirs.
En outre, on assite ces dernières années à un retour en force aux traditions des fêtes des noces avec la ja’afa, une sorte de tente décorée luxueusement, montée sur un chameau où on installe la mariée pour l’escorter, avec des hommes en armes, jusqu’à la maison de son époux. La nuit de son départ, on organise le mehfel avec ses danses, ces jeux où on mime des batailles à l’épée et où les invités par centaines viennent jeter de l’argent sur les danseurs, une façon de collecter l’aide financière aux jeunes époux. Cette fête draine chaque soir des centaines d’hommes, d’enfants et de femmes, appelés par les sons du tambour comme dans les tribus africaines.
Le mehfel est en réalité un festival où les spectacles de danse, les chants, les rythmes, et les accoutrements reflètent des traditions africaines ancestrales.
Depuis quelques années, un retour en force de ces traditions musicales se fait avec la présence massive des jeunes garçons, habillés tous de la fameuse blouza djerbienne, de couleur grise, et le chapeau en feuille de palmier appelé zallala. Ce qui ajoute au spectacle une dimension artistique et culturelle totalement djerbienne.
Les femmes et les jeunes filles habillées avec le rdaa, une tunique très proche de la toge carthaginoise, mais tissée en soie et riche en couleurs. C’est aussi l’occasion pour les femmes de montrer leur richesse, en portant des parures en or, des bracelets, chakchaka, en or massif et des hdida, plus grandes de taille, en argent ou en or, sans oublier le fameux khalkhal, gros bracelet en or ou en argent qu’on met autour de la cheville. Une véritable parade et défilé de costumes et de bijoux traditionnels, qui donne au mehfel une connotation sociale. Car plus l’or est présent, plus l’appartenance à « l’aristocratie » djerbienne est mieux perçue. Sauf que seuls les hommes, ont droit de danser alors que les femmes restent confinées au rang de spectatrices.
Le retour aux traditions ancestrales, surtout berbères et d’origine souvent païenne, devient aussi un business fort juteux et active les industries artisanales dont la bijouterie et le tissage. Sans parler de la poterie d’art qui devient un élément essentiel dans la décoration des riches villas construites par nos djerbiens de France et qui se comptent par milliers.
Une partie de la jeunesse djerbienne, garçons et filles s’est appropriée ces traditions vestimentaires, artistiques et culturelles, et participe activement à leur mise en valeur à travers le design artistique. Sauf que les espaces manquent terriblement où cette jeunesse en or peut exprimer ses talents créateurs.
Ce renouveau généré d’en bas ne trouve pas son répondant dans les institutions culturelles officielles qui semblent paralysées et surtout bloquées par une bureaucratie tatillonne dirigée depuis Médenine, le chef-lieu administratif du gouvernorat. Quoi donc de plus normal que la revendication des Djerbiens que Djerba soit déclarée un gouvernorat? Ce que les autorités politiques ont toujours refusé depuis l’époque de Bourguiba, de peur de marginaliser les autres villes du sud-est.
Après la supposée révolution, à partir de 2011, une nébuleuse d’associations de villages, de villes et de quartiers a été créée par des ONG étrangères financées essentiellement par l’Union européenne, dont les activités étaient accès sur la question identitaire et la question religieuse. Ces associations ont toutes disparu sans laisser de trace, disparition due au tarissement des sources de financements. Cette question hautement politique n’a jamais fait l’objet d’un débat.