La Tunisie est l’un des pays qui a choisi, très tôt, de gagner la bataille du développement en passant par les bancs de l’école. C’est ce que nos « vieux » nous serinent à tour de « crise ». Mais les moins « vieux » savent aussi que le pays est devenu, ces derniers temps, le fournisseur des plus gros contingents de terroristes.
C’est encore, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, le pays qui affiche l’un des taux les plus élevés du chômage des diplômés. Ce tableau ne donne certainement pas dans la nuance, mais le constat est affligeant et explique pour une part l’incapacité à trouver les points d’équilibre dont on perçoit les ravages dans les tentatives jusque-là infructueuses de constituer un gouvernement d’union nationale, par temps de forte crise et de marasme économique dévastateur. On dit que l’union fait la force. Qu’à cela ne tienne. Faut-il toutefois trouver sur quoi s’unir en ces temps de paradoxe.
L’enrôlement massif dans l’entreprise terroriste devrait très probablement faire l’objet d’examens très approfondis, seule condition d’un retour de confiance dans le pays pour ce qui concerne son devenir et la pertinence de ses choix éducatifs. Dans l’attente, force est de constater que beaucoup de « jihadistes » auront été aussi recrutés dans et à partir de l’école de la République.
Le tueur de la plage de Sousse, celui-là même qui a contribué à enfoncer le pays dans le plus grand marasme, a fait des études primaires, secondaires et supérieures aux frais du contribuable. Le résultat, en réalité, tous les résultats de ce parcours, n’ont pas résisté aux sirènes de prêcheurs illuminés et assoiffés de sang. Et il ne suffira pas de dire que c’est un cas isolé, d’abord et avant tout parce que ce n’est pas un cas isolé. Il ne suffira pas, tout autant, de traiter ce dossier en le séparant de tous les dossiers de l’échec devenu patent de l’école à jouer le rôle d’ascenseur social.
Tout n’est pas dans la capacité des puissances du mal à recruter chez des esprits simples. Cela pourrait expliquer, mais, certainement pas, excuser. Le monde du travail est tellement déconnecté du monde des diplômes, dans un pays fragilisé autant par son histoire politique que par l’impéritie de beaucoup de ses leaders en charge de la relance.Ce discours réapparait chaque année avec l’arrivée de nouvelles promotions de diplômés ; il manque probablement le courage de dire que les schémas qui ont si bien réussi il y a soixante ans ne correspondent plus à grand-chose.
L’Etat, vide de cadres au lendemain de l’indépendance, avait recruté à tour de bras et mis en place les grandes entreprises qui assuraient l’emploi avec le développement économique. Ces dernières années, et à titre d’exemple, quand il y a un poste d’ouvert, des candidats par centaines se présentent. Les mêmes candidats ont probablement tenté leurs chances dans le privé, mais à l’impossible nul n’est tenu. L’observation vaut aussi pour l’enseignement supérieur, et l’ex-ministre en charge du secteur tente manifestement de cacher l’évidence : le système est arrivé, pour des filières entières, à saturation.
Nous sommes même dans cette situation finalement scandaleuse que le pays exporte allègrement ses meilleurs diplômés, ceux-là mêmes que les autres nous envient peut-être, mais qu’ils n’ont désormais aucune peine à intégrer à leurs plans de développement.
La mondialisation est un fait d’évidence pour les grandes capacités intellectuelles. Seulement voilà : le flux est à sens unique, le contribuable tunisien forme à l’excellence et les sécurités sociales des pays nantis améliorent leur trésorerie par un tour de passe-passe. C’est ce qu’on pourrait appeler la répartition des pertes et des profits, et la tendance ne fait que s’accélérer d’année en année, sans que l’on puisse reprendre la main.
Le constat est certainement amer, même quand il faudra nuancer. Ce que nous appelons système éducatif n’est pas uniforme. Sans vouloir polémiquer inutilement, combien de diplômes et d’institutions supérieures correspondent à des besoins réels ou tout simplement à des projets de vie fiables ? Les nouveaux bacheliers ont une grande palette de choix, sur le papier, mais il faudra que quelqu’un explique au commun des Tunisiens à quels projets de vie professionnelle préparent les trois quarts de ces choix. Pire : est-il avéré que les formations en question sont totalement assurées par les spécialistes qu’il convient ?
Il y a désormais dans le pays des institutions d’enseignement supérieur dans pratiquement tous les recoins. Cela impose le respect, certes, mais encore ? Comme pour le primaire à un certain moment, comme pour le secondaire depuis un temps, la démographie, mais aussi le laisser-aller ont créé des situations où la qualité a dû céder devant les chiffres de l’optimisme béat et politiquement correct. La modernité avait été bâtie sur les bancs de l’école. Des générations entières ont ainsi pu participer à la sauvegarde du pays.
Et il faudrait peut-être évaluer ce qu’on pourrait appeler le bilan économique et humain de ce choix. Ensuite, on ne devra pas, comme certains sont en train de le faire, chanter les louanges d’un âge d’or accompagné des perversions politiques que l’on sait. Et nous ne serions pas les seuls à le faire dans le monde, puisque des changements structurels dans l’économie mondiale ont pour résultat de grossir les rangs des chômeurs, de l’injustice et donc des violences qui peuvent en découler.
L’appareil éducatif ne doit pas être isolé de tous les aléas qui secouent les sociétés. Il ne faut donc pas prendre pour anecdotiques les assises promises cet été pour l’échafaudage éducatif à tous les niveaux. L’erreur serait de s’en tenir aux solutions spécifiquement syndicales, qui risquent de n’être que corporatistes. Les bancs d’école appartiennent à tout le monde, même quand ces bancs relèvent de plus en plus de l’économie privée. Les bancs d’école ne sont ni des bancs de sardine, ni des corporations bancales.