La France organise le championnat d’Europe des nations de football, soit le 3e évènement sportif mondial en termes de retombées économiques et médiatiques. L’équipe nationale semble à l’heure de ce rendez-vous, puisqu’elle s’est qualifiée pour les demi-finales du tournoi, un match qu’elle jouera contre l’Allemagne, une rencontre qui s’inscrit dans une histoire…
Au-delà de cette dimension sportive et malgré le succès de son équipe nationale, il est remarquable de constater les répercussions des tensions qui traversent aujourd’hui la société française sur sa propre équipe de football.
Ainsi, la non-sélection de deux joueurs d’origine maghrébine (Karim Benzema et Hatem Ben Arfa) ne cesse de troubler l’image du Onze tricolore et sa capacité à réunir l’ensemble du pays autour de lui. L’absence de ces deux joueurs, parmi les meilleurs de leur génération, a une forte résonance auprès d’une frange de la population.
Le sport en général et le football en particulier ne constituent pas des mondes coupés de leur environnement global. Non seulement ils s’inscrivent pleinement dans le jeu imposé par les lois du marché, mais ils n’échappent pas aux représentations idéologiques ou symboliques qui traversent l’ordre politique et social.
Ainsi, à l’époque du sacre de l’équipe de France de 1998 par un titre de champion du monde, c’est le discours fraternel et optimiste autour d’une équipe «black-blanc-beur» qui a été célébré par la plupart des responsables politiques, y compris au niveau de la présidence de la République : Jacques Chirac parlait ainsi, à propos de l’équipe de France victorieuse, d’un symbole d’une « France tricolore et multicolore ».
Il est vrai que cette victoire sportive historique a un retentissement sociopolitique fort, avec le renvoi d’une image biaisée d’une « France métissée » et dont les minorités sont « intégrées ». Aujourd’hui, à l’inverse, c’est la réalité de la crispation identitaire et du sentiment d’exclusion sociale qui ont rattrapé l’équipe nationale.
Le fait que ni Hatem Ben Arfa, ni Karim Benzema n’aient été sélectionnés – pour des motifs différents – a cristallisé les fractures qui traversent le pays. Cette décision est en effet perçue par nombre d’habitants des quartiers populaires ayant une ascendance maghrébine, comme le symbole du sentiment d’injustice et d’exclusion qu’ils vivent eux-mêmes dans la France d’aujourd’hui.
Si cette dimension affective et symbolique est compréhensible, la tentation victimaire guète. Comment en est-on arrivé là? Dès lors que les traditionnelles identités et solidarités de classe – encore partiellement pertinentes – ont été érodées, on a assisté à un glissement de la lecture sociale (par classe) à une représentation identitaire (par groupe) d’une société perçue comme «black-blanc-beur» pour mieux neutraliser la question des classes/inégalités sociales.
Cette tendance aboutit à un mode de pensée qui culturalise la société comme le sport/football, sans pour autant neutraliser tout risque de réactiver la « guerre des races ». Non seulement les citoyens/sportifs sont renvoyés à une identité présumée par un regard culturaliste et/ou essentialiste, mais ils se trouvent réduits à une appartenance particulière, constitutive à elle seule de leur propre identité.
La pure logique sportive a été rattrapée et absorbée par le prisme identitaire : l’identité expliquerait tout, ou presque, y compris le fait d’être sélectionné ou non, de chanter ou pas La Marseillaise, etc. La catégorisation communautaire de l’équipe de France fait écho à la représentation fragmentée de la société française.
La communautarisation ethno-raciale et/ou ethno-culturelle de la représentation de l’équipe de France conforte le doute sur ce qui unit la société elle-même. Le prisme purement identitaire sape la cohésion nationale. Ce système constitutif de l’ordre identitaire entretient un climat de méfiance et de suspicion généralisé.
Or la peur obsessionnelle de l’ « Autre-émigré » érigé en bouc-émissaire ne mène nulle part, si ce n’est au conflit, à l’impasse, au repli et à la sortie de l’Histoire…