Depuis plus de deux ans, des dizaines d’hommes d’affaires tunisiens sont menacés de poursuites pour leur implication, supposée ou avérée, avec le régime précédent. En attendant, on leur impose un ensemble de restrictions qui affectent lourdement la marche de leurs activités, sans compter l’état de tension permanente dû à l’incertitude quant au sort qui leur sera réservé. Le manque de célérité constaté dans cette affaire est troublant, particulièrement dans un pays confronté à une grave crise économique et préjuge d’une politisation de l’affaire qui n’a pas lieu d’être car la justice doit décider : soit les exonérer des délits reprochés, soit les déclarer coupables et les condamner. Dans la mesure où ces hommes d’affaires ont droit à un procès équitable, les laisser ainsi mariner est de nature à les fragiliser, les rendre éventuellement plus dociles pour accepter des arrangements, les exposer assurément à des marchandages à huis clos qui pourraient donner lieu, plus tard, à de multiples interprétations et contestations et faire croire à une dérive qui porterait préjudice à la crédibilité des institutions de l’Etat. Le jeu est ainsi fait qu’il serait tentant en effet pour un pouvoir en place, ou pour un parti politique, de leur offrir l’absolution contre de substantielles contributions sous forme de dons expiatoires qui leur permettraient d’être lavés de tout reproche et les soustrairaient à la justice des hommes. Il est évident que de telles pratiques sont absolument contraires à l’esprit des institutions démocratiques et relèvent des principes totalitaires.
Pour sortir définitivement de ce dilemme, c’est-à-dire pour faire triompher le principe d’égalité de tous devant la loi sans trop décourager ces riches contrevenants par de lourdes peines qui seraient plus ruineuses qu’utiles, des voix se sont exprimées à ce sujet, faisant aux hommes d’affaires toutes sortes d’offres raisonnables assorties de garanties. Une démocratie qui se veut modérée et durable conviendra du pacte que voici : ces riches hommes d’affaires seront tenus de contribuer à la mise en valeur des régions déshéritées. En contrepartie, ils seront lavés de toute accusation. Par cette voie judiciaire alternative s’opère une reconversion de leurs délits en développement économique et social. On aurait par ce marché assuré la primauté de la loi tout en usant de la fortune des riches comme contribution à la prospérité générale. En somme, on aurait fait du vice une vertu. Cette « réconciliation judiciaire », un procédé inconnu jusque-là, consiste, plus précisément, à demander à un ou deux hommes d’affaires à souscrire « de bon gré » à la prise en charge de projets de développement dans les régions défavorisées de l’intérieur. Ils assureront la réalisation et le suivi de ces projets par un bail consenti de dix ans au terme duquel ces projets retourneront à l’Etat ou aux habitants de ces régions.
Ainsi, ces hommes d’affaires incriminés vont devoir suppléer à la défaillance de l’Etat et réaliser la plus importante promesse électorale non tenue figurant dans les programmes de tous les partis politiques !
L’idée n’est pas saugrenue, même si elle paraît de pure démagogie. Elle donne en effet l’impression que pour résoudre la question sociale on puise dans les deniers publics et on confisque les biens des riches. Elle mérite cependant d’être soutenue, peaufinée même, et pourrait constituer une alternative véritablement révolutionnaire quant au rôle des riches dans une transition démocratique. Car jusqu’à présent, la contribution de ces derniers était, ou bien de l’ordre de la charité destinée à absoudre le bienfaiteur de quelques péchés, comme construire une mosquée, distribuer des moutons lors de la fête du sacrifice, financer le pèlerinage d’un indigent, ou bien de l’ordre de l’attachement à une cause, politique ou sociale, voire la passion pour le sport qui souvent sert davantage à flatter l’orgueil du donateur plutôt qu’à améliorer la condition du pauvre. L’exemple le plus éloquent est incontestablement celui des riches dirigeants de clubs de football qui donnent du superflu à des gens manquant du nécessaire sans autre motivation que la satisfaction personnelle et l’acquisition d’un prestige auprès de leurs supporters. Ces bienfaiteurs n’auraient donc rempli que partiellement une fonction redistributive car ils cherchaient d’abord à faire plaisir à eux-mêmes. Ils restaient en marge du problème social.
Mais un problème social, tel que celui qu’affronte aujourd’hui le pays, ne se résout pas avec de tels actes, plus ou moins symboliques, plus ou moins volontaires, il faut des solutions de plus grande échelle, à l’échelle de la collectivité dans son ensemble. Le riche n’en fera pas qu’à sa tête, mais sa contribution est décidée en vue d’un intérêt collectif et en réponse à des besoins pressants et définis. Il n’est ni un Bill Gates, qui donne ce qu’il veut sans que son mécénat soit une obligation morale, ni l’un de ces oligarques russes rançonné par le régime de Poutine. La contribution des hommes d’affaires tunisiens sera un mérite autant qu’un devoir patriotique. Elle sera à la fois spontanée et forcée, libre et contrainte. La proposition de leur confier la gestion des régions défavorisées est un pas décisif vers une future gestion directe du pays et on pourrait ainsi s’attendre à ce que, petit à petit, ils finissent par assurer toutes les tâches jusque-là dévolues à l’Etat : ravitailler le pays en denrées nécessaires à sa subsistance, construire des infrastructures, remplacer ou compléter les revenus publics, devenir une source normale qui s’ajouterait aux autres revenus réguliers du Trésor. Ils rempliraient ainsi la fonction d’un système de contributions qui serait plus facile à établir au vu de l’inquiétante généralisation de la fraude et de l’évasion fiscale.
Laissant libre court à notre imagination et voyons ce qu’il est encore possible de faire dans ce domaine pour remédier aux difficultés de la conjoncture et procurer à la collectivité des économies inattendues. Il y a lieu en effet de convaincre les riches de se laisser arracher les quantités d’argent qu’ils affectaient jusque-là à leurs propres plaisirs en leur concédant carrément l’administration de l’Etat. Une proposition qui ne manque pas d’atouts et qui s’étendra aux personnalités du monde des affaires qui ont réussi et se sont distingués par leur acharnement à multiplier leur fortune et agrandir leur patrimoine. Riches, travailleurs, dévorés par l’appétit du pouvoir, formés à la finance, rompus à la gestion budgétaire, à l’administration stratégique des ressources humaines, aux problématiques de direction et à la négociation, les voilà naturellement qualifiés pour diriger les institutions, à la seule différence qu’ils feraient de leurs deniers tout ou partie des dépenses de leur fonction, soulageant par cette prise en charge les finances publiques des hauts salaires et toutes les dépenses afférentes. Ils seront alors des hommes politiques complets et non pas des responsables qui doivent leurs fonctions à leur allégeance ou à leur cupidité. Désintéressés, car payant de leur poche le fonctionnement de leurs départements, qui oserait encore reprocher à ces dévoués bienfaiteurs nommés aux plus hautes fonctions leur train de vie ? On n’aura pas non plus à lutter afin de leur arracher des concessions sociales, car plus ils s’enrichissent plus ils dépensent à des fins collectives et regarderont leur fortune personnelle comme étant celle de tous leurs concitoyens. Secourir le Trésor public, nourrir la population, distraire le peuple, l’homme d’affaires a désormais vocation à gouverner le pays la bourse à la main.