N’est surpris, choqué ou scandalisé par la dégradation de la note souveraine de la Tunisie par Standard and Poor’s que celui qui voudrait bien l’être. La sanction était dans l’air, prévisible ; elle a déjà été intégrée par les marchés. Sinon comment expliquer au mieux les hésitations, quand ce n’est pas la réticence, des investisseurs étrangers qui, quoi qu’on ait pu dire, ne se bousculent pas au portillon.
Un an et demi après la Révolution, la Tunisie est saignée par les grèves à répétition, meurtrie par un chômage envahissant, bousculée, troublée jusqu’à en avoir peur, par les accès de violence et l’irruption ici et là de foyers de tension. Le pays ne s’est jamais posé autant de questions. Et bien des interrogations restent en suspens. Ce qui ajoute au malaise d’une population habituée à voir clair, même quand l’horizon politique était obstrué par l’absence de démocratie. La Tunisie de ce début d’été plie sous les convulsions des régions de l’intérieur, soumises au feu roulant de contestataires de tout bord. La gente patronale est chaque jour un peu plus déstabilisée par les déclarations incendiaires de « révolutionnaires » de la 25ème heure, dont le fonds de commerce se nourrit d’invectives, de dénonciations, de haine et de rancœur. On ne peut pas semer le vent de la division et de la discorde et récolter en retour la croissance ; celle-ci a besoin de calme, de sérénité. En un mot, d’un véritable élan de réconciliation nationale.
On ne peut créer des richesses et les distribuer convenablement sur les débris de la peur et de la division. La croissance est l’expression d’une ambition et d’un désir communs, c’est la démonstration d’un engagement collectif et, pour tout dire, c’est un acte de foi dans l’avenir. Il ne peut y avoir de croissance durable qui ne soit portée par un socle de confiance partagée.
La vérité est qu’à l’heure qu’il est, et malgré les déclarations des membres du Gouvernement, ce socle paraît fissuré et donc incapable de pousser très haut le curseur de la croissance : il importe d’y prendre garde. En cela, la baisse de deux crans de la note souveraine à BB a quelque chose de salvateur. Il faut la considérer pour ce qu’elle est, une sérieuse alerte.
A charge pour le Gouvernement d’envoyer un message fort et clair pour faire taire les voix discordantes de son propre camp ; celles-la mêmes qui freinent sa propre action et portent préjudice à son propre bilan. Il doit aussi, dans la foulée, envoyer des signaux rassurants aux investisseurs et aux opérateurs économiques aux convictions chancelantes. Il doit, à ce titre, pouvoir rassembler, remobiliser et rétablir le courant de confiance de nature à libérer l’initiative individuelle, la créativité, l’investissement et la croissance.
On mesure à l’aune de ces conditions l’effort qu’il faut consentir et le chemin qui reste à faire. La tâche est immense : construire la croissance en période post-révolution est loin d’être une sinécure. La croissance a besoin de discipline, d’ordre – républicain certes -, de respect de la loi, d’un cap, d’une vision, d’une feuille de route précise et de courage politique. De ce point de vue, la croissance est aux antipodes d’une démocratie en construction, dans ses premiers balbutiements. Comment l’exécutif peut-il affirmer une détermination à toute épreuve sans qu’il ne heurte ses propres convictions démocratiques en s’interdisant l’usage de la force ?
En démocratie, l’exercice du pouvoir est beaucoup plus difficile qu’on le dit ou qu’on l’imagine. Il faut tout l’art du compromis – ce qui définit du reste la politique – pour réconcilier droits et obligations. Il importe de faire prévaloir, après une rupture politique majeure, et en toute circonstance, le sens et la raison d’Etat, dans le respect de la loi.. L’avenir de la démocratie en dépend.
Qu’on ait été rétrogradé de deux crans ne signifie pas, pour nous, la fin de l’histoire, même si cela nous fait basculer dans la zone du risque spéculatif où le coût de l’emprunt sur les marchés financiers sera plus onéreux et où il faut sans doute d’autres arguments, autrement plus convaincants, pour attirer les investisseurs étrangers. Il faut y voir surtout l’impérieuse nécessité d’un véritable sursaut national. L’important est de décrypter les signes émis par les marchés et ceux que nous adressent les agences de notation. Le pays a sans doute besoin d’un tel électrochoc pour prendre enfin conscience de la gravité de la situation et du danger de déclassement qui le menace. En même temps, il faut nous faire à l’idée que cette situation est intenable et que l’on ne peut pas figurer au même niveau de notation que le Maroc qui, a récupéré, dans l’intervalle, une grande partie de nos marchés à l’international – tourisme, Ide, textile, etc. Le Maroc s’en est tiré à très bon compte. Il aura connu une révolution tranquille en se prononçant pour une monarchie constitutionnelle. Il poursuit depuis une transition démocratique calme et apaisée qui lui a valu un regain de sympathie et d’intérêt des bailleurs de fonds internationaux, des investisseurs étrangers et des TO touristiques.
C’est même miraculeux que la sentence ne soit pas tombée plus tôt. Sans doute, parce que les agences de notation, S & P en tête, ont vu, dans le déroulement des élections de l’Anc du 23 octobre, la démonstration d’une maturité politique et le signe d’une transition démocratique prometteuse, présage d’un redressement de l’économie.
Les analystes politiques se faisaient alors à l’idée que le Gouvernement issu des urnes était en capacité de retrouver le chemin de la croissance. Si nécessaire pour endiguer le chômage, faire baisser les tensions sociales et donner une perspective aux jeunes et moins jeunes lassés de discours et d’incantations politiques qui ajoutent à leur frustration et à leur désespoir.
Le Gouvernement dut faire face d’emblée à une explosion de revendications sociales – attisées par des promesses électorales irraisonnées – au milieu d’une désorganisation et de difficultés économiques peu communes. Sans transition aucune, il lui fallait affronter la colère des sans-emploi, l’intransigeance syndicale et l’hostilité de l’opposition qui, même divisée et émiettée, restait assez audible auprès de l’opinion. Il manquait aussi au triumvirat au pouvoir la cohésion, sans doute aussi l’expérience et une vision de la réalité qui ne se limite pas à un catalogue de bonnes intentions. L’exécutif a vu son autorité pâtir aussi et surtout des faits d’agressions caractérisées que mène le mouvement radical islamiste, hors de tout contrôle ou presque, au nom de la morale et de la religion, comme si tous les Tunisiens ne partageaient pas les mêmes croyances.
L’opposition républicaine n’a pas à forcer son talent ou son sens tactique pour pointer du doigt un certain délitement de l’Etat dont la capacité d’assurer la sécurité des personnes et des biens est de plus en plus remise en cause. La passivité sinon l’effacement des forces de l’ordre – devenues elles-mêmes la cible d’attaques meurtrières – sème l’effroi et la panique dans le pays. Et obscurcit l’horizon politique. Sans vouloir jouer les Cassandre, la démocratie et la République sont en danger.
Osons regarder la réalité et la montée des périls en face. Et rendons – nous à l’évidence : on ne remportera pas à terme la bataille de la croissance, sans faire taire nos dissensions, sans tempérer le niveau de nos revendications et sans que les pouvoirs publics ne se résolvent à rétablir l’ordre républicain. On sait vers où mènent la transgression et la violation de la loi. Chacun est libre de penser comme il l’entend, mais personne ne doit s’arroger le droit, par la violence de surcroît, d’imposer sa vision aux autres. La Tunisie ne s’est pas débarrassée de la dictature – au péril de la vie de ses enfants – pour sombrer dans un quelconque fascisme hideux. L’Etat est le garant de toutes les libertés, il a l’obligation, en démocratie, de faire régner la paix, la justice, la stabilité et la sécurité. C’est de ces ingrédients que naît la confiance dans nos institutions et dans notre avenir.
C’est ce message que nous devons envoyer aux agences de notation, à commencer par S & P qui a ouvert le bal de la dégradation de notre note souveraine. Il faut des gestes clairs, francs et précis pour témoigner de la détermination et de la résolution des pouvoirs publics. Aux premiers signes d’une amélioration du climat économique, politique et social, le pays retrouvera grâce aux yeux des bailleurs de fonds et des investisseurs étrangers. Il récupérera auprès des agences de notation bien plus que les deux points qu’il vient de perdre de son rayonnement. La Tunisie en a les moyens. Elle a en tout cas le désir et l’envie de défendre notre modèle social et de monter de plusieurs crans dans l’échelle du développement. Les marchés, les investisseurs étrangers et bien sûr les agences de notation doivent l’entendre ainsi.