Il est écrit quelque part que le coeur de l’appareil productif du pays bat au rythme des cadences scolaires. Sans doute en raison du poids prépondérant depuis toujours de l’enseignement en Tunisie. Si bien que pendant plus des deux mois d’été, la logique de production et l’impératif de compétitivité ont été relégués au placard des accessoires.
La valeur travail ne résiste pas à la culture du farniente, à cette excessive propension à la détente et aux loisirs, sur fond de dépenses débridées. On a même institué, depuis le protectorat, un cadre légal pour légitimer les écarts de conduite, sinon de déresponsabilisation à l’égard du travail, principal facteur de développement et de la richesse des nations.
Avec la séance unique qui prend fin début septembre, on est plus dans le registre des vacances à temps plein, que du travail à temps partiel : pour preuve, la chute brutale de la productivité, au grand dam des entreprises, déjà écrasées par l’explosion des charges, la prolifération de l’économie informelle quand ce n’est pas par le rouleau compresseur de la concurrence internationale, qui profite de la dérégulation douanière, de l’instabilité sociale et de l’éclipse de l’Etat.
Deux mois pour rien ? On serait tenté de le croire, tant et si bien que l’essentiel du PIB a été atteint fin juin. Deux mois pendant lesquels on dépense – à crédit – en tirant d’improbables traits sur l’avenir dont on décerne mal les contours, plus que l’on ne se dépense et s’investit pleinement pour favoriser notre émergence économique et financière et préserver notre modèle social. Les banques, les sociétés de crédit perdraient leur apparente quiétude et sérénité quand explosera la bulle de l’endettement des ménages. Au rythme avec lequel elle s’accumule, la conflagration ne se fera pas longtemps attendre.
Il y a comme une fatalité à cette démobilisation estivale. Comme si face à l’inévitable, le pays se résigne. A cette nuance près qu’il y a aussi comme un effet d’aubaine que mettent à contribution les pouvoirs publics pour procéder à quelques ajustements et corrections de prix, de tarifications et de lois, à l’abri des regards et dans l’indifférence ambiante, sans que cela ne soulève sur le coup de vives réprobations ou de virulentes protestations et contestations.
Sauf qu’il faut aujourd’hui plus que des réglages fins ou de simples ajustements à la marge. Le mal est si profond pour faire l’économie de révisions déchirantes, à l’allure d’ardentes obligations. On a longtemps multiplié les erreurs, voire les fautes de gouvernance, laissé s’accumuler les travers, les déficits et les dettes, différé les nécessaires réformes structurelles, sans se soucier du coût de l’absence de réformes et du prix qu’il faut payer pour assurer les conditions d’une cohésion et d’une paix sociales.
La rentrée 2017-2018 marque, d’une certaine manière, la fin d’un long voyage sans vision claire, sans cap précis et sans vrais mécanismes de rappel en cas de dérapage. Le pays a, pendant 6 ans, vécu d’expédients et de promesses coûteuses et décalées qu’il ne pouvait tenir. Il en paye aujourd’hui le prix, qui le confine à la paralysie. Les principaux voyants qui basculaient du vert à l’orange virent aujourd’hui au rouge vif. Le gouvernement Chahed hérite d’un lourd passif, qui s’est même alourdi en raison de son coût étalé dans le temps, de l’irruption de nouvelles difficultés, du rétrécissement des marges de manoeuvre, mais aussi des hésitations d’un gouvernement, qui n’a pas les coudées franches et qui ne peut s’extraire de calculs politiques qui limitent ses velléités d’audace et de volontarisme.
Rarement rentrée politique, économique et sociale n’aura été aussi difficile, aussi mouvementée et aussi incertaine. On voit pointer de réelles menaces, sans l’annonce de véritables opportunités de relance de l’investissement et de la croissance. Menaces sur le budget en cours et celui en préparation, sur le rôle des caisses de sécurité sociale, sur les salaires dans la fonction publique, sur la pérennité des entreprises d’Etat, devenues de véritables machines à déficit, sur les exportations en net recul, sur le dinar en déperdition, sur la cohésion sociale qui part en lambeaux. Auxquelles s’ajoutent les dangers de l’inflation qui menacent jusqu’à la survie des entreprises et de la dette extérieure qui pointe à hauteur de près des ¾ du PIB ; celle-ci pose plus de problèmes de remboursement qu’elle n’apporte de solution.
Où trouver les deux ou trois milliards de dinars pour boucler le budget de 2017 et comment les mobiliser autrement qu’en s’endettant – et à quel prix – pour ne pas prendre le risque de casser tous les ressorts de la pro-duction ? Quant au projet de budget 2018, il relève davantage du théorème de l’impossible. Il faut plus qu’un grand argentier pour résoudre l’impossible équation budgétaire. Sans doute un magicien ou un équilibriste de haute voltige. Augmenter la pression fiscale quand il faut la réduire ferait fuir ce qui reste de l’investissement. Elargir l’assiette fiscale en s’attaquant à l’évasion et à la fraude et en intégrant dans le circuit réel les forfaitaires et les insoumis de toujours, ces barons de l’économie parallèle, y songe-t-on ? Et y parviendra-t-on en pleine année électorale ? Aurons-nous la capacité, le courage et la décence d’emprunter, au titre du budget 2018, plus de 12 milliards de dinars pour rembourser le service de la dette, payer salaires et primes de fonctionnaires pléthoriques et se donner l’illusion de disposer – à crédit – de réserves de changes ?
De quel budget parle-t-on quand la masse salariale de la fonction publique bat tous les records du monde, crève le plafond de 16% du PIB, soit pas loin de la moitié du budget de l’Etat ? Le service de la dette et les fonds alloués à la CGC accaparent, à quelques chiffres près, le reste. Le budget d’équipement – entendez les investissements d’avenir – n’arrive même pas à hauteur des subventions à la consommation dans un pays qui était à deux doigts de rejoindre le club des pays émergents. Quand allons-nous mettre fin à cette préférence nationale à la consommation et… au chômage ? Serait-ce là l’exception tunisienne ?
L’avenir, on voudrait bien se tromper, mais on a peine à l’imaginer quand l’Etat, en raison de la détérioration des finances publiques, a au mieux si peu de marge, de moyens, d’instruments, voire de visibilité politique, pour engager de véritables plans de relance budgétaire, fiscale et monétaire. La sanction des marchés est sans détour : la Tunisie, auréolée pourtant d’un excès de liberté, termine l’année avec ce titre peu élogieux de se voir reléguée au plus bas de l’échelle des agences de notation. Il est loin le temps où le pays arborait ses insignes de grade-investment, alors même qu’il traînait un handicap de déficit démocratique. Ses principaux fondamentaux se sont abîmés et dégradés, ce qui le place au rang peu enviable de pays spéculatif, à risque. Ce qui n’est pas pour restaurer et rehausser son image auprès des bailleurs de fonds et des investisseurs étrangers.
La rentrée 2017-2018 est celle de tous les dangers et de toutes les menaces. Ce qui signifie, d’une certaine manière, qu’elle est aussi et surtout celle de la dernière chance.
On oublie de le dire, mais les difficultés actuelles qui pèsent sur l’emploi, les finances publiques, la dette extérieure, le dinar… ne seraient pas ce qu’elles sont s’il n’y avait cet épineux, lancinant et inadmissible déficit de la balance commerciale, qui traduit notre incapacité à tenir notre rang dans le monde. Nos exportations de produits manufacturés déclinent quand nos importations ne connaissent plus de limite, sans que cela ait un réel impact sur l’investissement. Il faut séparer le bon grain de l’ivraie. La protection effective et avec discernement de nos entreprises ne signifie en aucun cas le recours au protectionnisme. L’ouverture n’est pas le chaos, loin de là. Il faut d’autant plus de vigilance que les IDE, les transferts des Tunisiens à l’étranger et les recettes touristiques n’arrivent plus à combler le déficit commercial de plus d’un milliard de dinars par mois.
A l’affiche de 2017-2018, figure à grands traits l’éternel problème des entreprises publiques, dont c’est le moment de vérité. Elles sont devenues de véritables machines à engranger… les déficits, que rien ne justifie. L’Etat doit trancher la question et mettre fin au calvaire des contribuables pressurisés, aux seules fins de payer les salaires et de couvrir les pertes d’entreprises qui se sont substituées à l’Etat lui-même.
Les banques ne sont pas en reste. Elles sont pour l’heure plus soucieuses et plus intéressées à renflouer les caisses de l’Etat via la souscription de bons du Trésor que de financer l’économie, notamment les PME-PMI. Cet effet d’éviction aux dépens de l’investissement privé ajoute aux difficultés et au malaise des chefs d’entreprise, excédés par le poids des charges, la multiplication et l’ampleur des revendications sociales, l’incertitude économique et technologique, la déferlante du commerce parallèle et la chute ininterrompue du dinar dont on ne voit pas ce qui peut l’arrêter, sauf à inverser la courbe de productivité et de l’innovation, à améliorer qualité et compétitivité. Le gouvernement Chahed doit d’emblée donner à voir, aux premières lueurs de cette rentrée, les signaux d’un tel sursaut. Il y a là de vraies questions et de graves problèmes. L’action doit être à la hauteur de ces défis. On ne peut plus dès lors se contenter de les gérer. Il faut les combattre. Avec vigueur, détermination et courage.
On ne peut combattre l’inflation, sans mettre fin à la dérive du dinar. De la même manière, on ne peut stabiliser la valeur du dinar, sans mettre en place une politique d’offre et une politique industrielle dignes de ce nom. Il est tout aussi impératif de relancer les exportations et de rationaliser les dépenses d’importation et de consommation, encouragées en cela par d’hypothétiques subventions, qui n’ont pas toujours leur raison d’être.
Le gouvernement, qu’il soit partiellement ou profondément remanié, est déjà fixé quant à la nature et aux difficultés de sa feuille de route. Il n’a plus d’autre choix que d’engager, dans l’immédiat, les nécessaires réformes, certains diront les transformations inévitables, pour se donner plus d’air et plus de marge de manoeuvre. On a atteint les limites de nos difficultés, au point qu’il faut s’interdire de différer ces réformes, sauf à se condamner à l’immobilisme en faisant le jeu de ceux-là mêmes qui voudraient que rien ne change pour que tout change. C’est la survie du gouvernement qui est en jeu. Elle est moins liée aux choix des ministres qu’à sa volonté de faire bouger les lignes, de s’inscrire dans une vision de progrès et de croissance durable. On ne pourra pas financer indéfiniment la démocratie à crédit. Elle finira par s’abîmer, se déprécier, à l’instar des articles au rabais. Elle ne vaudra pas plus que le dinar, dont il est aujourd’hui le pâle reflet.
Image d’autant plus décalée que le pays a de la ressource, un grand potentiel de développement, et de réelles capacités de rebond. Il a aussi un formidable appétit d’entreprendre et d’authentiques capitaines d’industrie capables de s’insérer dans l’économie monde, de se projeter dans l’avenir et de porter haut et fort nos couleurs partout où cela est possible. Unique cri de ralliement : libérer l’investissement et la croissance du carcan bureaucratique. Pour instaurer la confiance, principal facteur d’espoir, de production de richesses et d’emplois. Youssef Chahed a promis de le faire. C’est le moment d’en faire la démonstration avant qu’il ne soit trop tard.