Dans l’interview qu’il a accordée du dimanche 4 juin à « La Presse » et « Assabah », le Chef du gouvernement, Youssef Chahed, a parlé longuement, a répondu à plusieurs questions, mais le lecteur est resté sur sa faim. Ni scoop, ni information inconnue du public, ni message qui brille par son originalité et sa singularité. C’est à se demander pourquoi une si longue interview, si c’est pour dire ce que tout le monde connaît déjà ?!
Certes, on ne s’attendait pas à ce que M. Chahed nous parle de la grande amitié qui lie Chafik Jarraya et Abel Hakim Belhaj depuis des années et des liens entre cette amitié et l’expansion du terrorisme en Tunisie ; on ne s’attendait pas à ce qu’il nous parle de la nature des risques que faisait courir Chafik Jarraya à la sécurité de l’Etat tunisien ; on ne s’attendait pas à ce qu’il nous parle du sort de son amitié avec Hafedh Caid Essebsi ni des rumeurs persistantes et des fuites croustillantes qui minent Nida Tounes. Mais il y a bien d’autres sujets sur lesquels une bonne partie de l’écrasante majorité du peuple qui le soutient aurait aimé avoir des éclaircissements.
Une question vitale qui aurait dû être au centre de l’entretien, mais qui a été éludée aussi bien par les intervieweurs que par l’interviewé : l’hémorragie que constitue depuis des années pour les finances de l’Etat et l’économie officielle le port de Radès où prolifèrent des pratiques douanières douteuses encouragées par une passivité déconcertante de l’Etat.
Dans un pays où l’économie parallèle et la contrebande talonnent l’économie légale, il est bien évident que les marchandises qui envahissent les trottoirs des villes tunisiennes et qui échappent à toute espèce de taxation n’ont pas franchi les frontières à dos d’âne. Et les D-Max, même en roulant nuit et jour, sont incapables d’inonder le pays de pacotille, comme c’est le cas aujourd’hui. L’inondation se fait par conteneurs qui sortent on ne sait trop comment du port de Rades. Feignant d’ignorer cette hémorragie mortelle pour l’économie légale et les finances publiques, le directeur des douanes nous assure sans rire que « la douane est un corps sain dépourvu de toute corruption ».
Sans doute, M. Chahed n’est pas naïf au point de croire le directeur des douanes sur parole. Il est conscient du problème, mais sa réaction ne dépasse pas le cadre des logiciels dont se servent les douaniers et dont il a dit qu’il compte bien les changer pour ôter aux douaniers la possibilité de « changer les codes manuellement ».
Peut-on lutter contre la corruption en se contentant de changer les logiciels sans toucher aux douaniers qui ont succombé à l’attrait irrésistible des avantages matériels ? On aurait aimé avoir l’avis du Chef du gouvernement là-dessus.
Une autre question vitale a été éludée : peut-on lutter contre la corruption avec un corps judiciaire qui était pendant deux ans sous les fourches caudines d’Ennahdha ? La plupart des citoyens s’étonnent de la lenteur et du peu d’enthousiasme observés par la justice dans le traitement des dossiers liés à la corruption et au terrorisme d’une part, et de la célérité et du zèle excessif dont font preuve des juges quand il s’agit de dossiers futiles d’un blogueur qui revendique son athéisme ou d’un non-jeûneur qui fume une cigarette dans un parc à l’ombre d’un arbre. Mais en fait, ne s’étonnent que ceux qui n’ont aucune idée du « travail » en profondeur effectué à l’intérieur de l’institution judiciaire du temps de la Troïka. Un terroriste qui est relâché pour « manque de preuves » et un non-jeûneur fumant une cigarette qui est arrêté et condamné avec une rapidité vertigineuse à un mois de prison pour « outrage public à la pudeur » sont des indices inquiétants de la profondeur et de la persistance des changements opérés par Ennahdha au sein de l’institution judiciaire.
Dans un pays comme le nôtre, gangréné par la corruption et la contrebande jusqu’à la moelle, rien ne peut être fait sans le concours actif et efficace des deux piliers principaux que sont la douane et la justice. Or, il est clair que ces deux piliers n’ont pas la solidité requise par l’ampleur du fléau qui mine le pays et son économie. Et à ce niveau, rien n’indique en tout cas assez dans sa longue interview que M. Chahed est en train de procéder aux transformations nécessaires qui permettront à la Tunisie d’échanger ces piliers chancelants contre des piliers en béton.
Youssef Chahed semble déterminé à aller de l’avant dans cette guerre contre la corruption. Mais peut-on parler de détermination sans le bétonnage des deux piliers en question ? Sans la remise à neuf des deux fers de lance de cette guerre existentielle que la Tunisie ne peut pas se permettre de perdre ?