Quand on s’intéresse aux politiques publiques on s’intéresse à la question des inégalités sociales. Cela nous incite à nous demander quelle Tunisie voulons-nous dans dix ans ? Quelles sont les solutions à apporter ? Comment devraient-elles être élaborées les politiques publiques ?
Ce sont autant de pistes de réflexion sur lesquelles se penchent un certain nombre d’experts et d’analystes du Think tank “Joussour”.
Khayam Turki, président de “Joussour”, ancien secrétaire général adjoint du parti Ettakatol, est l’auteur du livre “Demain la Tunisie” ( Sud Editions 2013). Ce diplômé de Sciences Po Paris nous livre son point de vue. Interview…
leconomistemaghrebin.com : Un vieux débat, qui n’est pas encore clos, celui des inégalités sociales, refait surface dans les débats politiques. Pensez-vous que la lutte contre les inégalités sociales sera la priorité de la nouvelle élite politique au pouvoir?
Khayam Turki : Ce gouvernement est en fonction depuis peu de temps pour que l’on puisse donner notre avis et encore moins le juger. Par contre, il faut qu’il ait toujours présent à l’esprit que les problèmes sociaux ont été à l’origine même de la révolution et ont fait que tous les gouvernements qui se sont succédé depuis ont pu gouverner dans un cadre démocratique.
Aussi, aucun d’entre eux ne peut se permettre d’ignorer les inégalités sociales persistantes dans ce pays et ne peut pas ne pas en faire la priorité des priorités.
Le social est certes fondamental. Mais au social se greffent d’autres problématiques, des problèmes générationnels, régionaux et d’autres de tout ordre qu’il faut traiter.
Aussi choquant que cela puisse paraître, il faut que l’on soit honnête et que l’on s’avoue que deux pays coexistent en Tunisie : un, économiquement bien construit avec une élite bien formée, qui peut se tourner vers l’extérieur, qui est structurée socialement et politiquement, encadrée par des lois, des institutions, etc. Et un autre pays, une autre Tunisie abandonnée à son sort, non structurée, déconnectée des institutions nationales, qui ne se reconnaît pas dans les partis existants, mais qui constitue une masse considérable de Tunisiens et de Tunisiennes. Elle est probablement majoritaire d’ailleurs. Géographiquement, on pourrait dire c’est telle ou telle région, mais en fait c’est beaucoup plus complexe car les masses déconnectées du pays se trouvent partout aujourd’hui, également dans l’urbain et le périurbain. Ce problème est fondamental et ce n’est pas avec des lois classiques que l’on va y remédier. Il faut changer de paradigme et avoir le courage de le faire.
Sous Ben Ali, pendant vingt-trois ans, les jeunes des régions intérieures ont été délibérément exclus des plans de développement successifs. Quel constat faites-vous aujourd’hui?
C’est malheureux de le dire mais tous les gouvernements successifs depuis la révolution n’ont pas encore réalisé l’ampleur du problème, l’ampleur des efforts à faire, l’ampleur des innovations qui devraient avoir lieu. Cela revient à dire qu’il faut absolument aider le pays exclu à rattraper l’autre. Et cela ne peut pas se faire par des politiques classiques. Il faut repenser notre paradigme et accompagner le tout par beaucoup de courage politique qui, hélas, nous fait défaut. Et là, je n’insulte pas l’élite politique du pays, une partie d’entre elle ne peut sans doute pas faire beaucoup plus pour le moment tout absorbée qu’elle est par la transition politique, mais les générations doivent et vont être renouvelées. En attendant, il faut essayer d’agir vite car la patience d’une majorité de nos concitoyens est à bout. Depuis la révolution, on a demandé beaucoup de patience à cette population. En 2011, on lui a demandé de patienter tant qu’on n’avait pas de Constituante. En 2012 et 2013 on lui a dit que sans Constitution, on ne pouvait rien faire d’important et qu’il fallait donc encore patienter. En 2014, on lui a redit qu’il fallait encore patienter parce qu’il fallait d’abord organiser des élections pour avoir un gouvernement. En 2015 et face aux terribles attaques terroristes, il a fallu stabiliser la sécurité pour voir démarrer les grandes réformes, etc. Tout cela est vrai mais cette patience a engendré beaucoup de détresse parfois invisible aux yeux de beaucoup d’entre nous, élite de ce pays.
Nous à Joussour, notre mission est d’alerter l’élite politique sur le fait que ce ne sont pas des lois et des politiques publiques classiques qui vont nous permettre de faire redémarrer la machine sur des bases pérennes et solides.
Que vous a répondu cette élite politique?
Il y a autant de réponses que de personnes car chacune est animée par son approche, son vécu et ses ambitions. On constate qu’on a beaucoup de patriotes dans cette élite, il n’y a aucun doute là-dessus comme sur le fait que de plus en plus de politiques collaborent avec nous en bonne intelligence. Certains en revanche ne sont pas encore en phase avec les priorités mais nous gardons bon espoir.
Quel constat faites-vous des transitions politiques?
Pour nous consoler, sachons qu’il n’y a pas de transition facile. Une transition politique c’est toujours beaucoup de souffrances, et parfois toute une génération sacrifiée. Il y a heureusement des acquis très importants et indéniables qui aident certains d’entre nous à supporter cette souffrance, mais ce sont les couches sociales les plus défavorisées qui souffrent le plus et en silence la plupart du temps. Mais ce que nous disons aux politiques c’est de se méfier de ce silence et de travailler au plus vite à de nouvelles politiques publiques avec courage et détermination avant qu’une crise sociale majeure n’éclate, ce qui est plus que possible. On est là pour les aider à aller plus vite.
Comment lutter contre les inégalités sociales?
Il y a deux approches: celle qui consiste à demander aux entrepreneurs et autres investisseurs déjà en haut de la pyramide d’aller aider les autres, d’aller investir à Kasserine, à Sidi Bouzid, Gafsa ou ailleurs. Dans cette approche classique, on peut créer des emplois et aider certaines familles à survivre mais sans beaucoup plus car cela ne permet pas de créer des entrepreneurs et des élites locales. C’est cette vieille approche qui est à revoir. Or la bonne approche part du principe que l’Etat ne doit pas se contenter d’envoyer des promoteurs là-bas, il doit faire en sorte de créer des entrepreneurs et des industriels locaux comme il l’a fait dans les zones côtières dans les années 60, 70 et 80. Il faut absolument que l’Etat aide à la création d’une élite locale économique puissante qui sera sa propre locomotive de développement, c’est l’unique moyen de s’en sortir.
Le nouveau chef du gouvernement a placé la lutte contre le terrorisme, la lutte contre la corruption et la révision des équilibres financiers, parmi ses priorités. Pensez-vous que c’est réalisable dans le court-moyen terme, pour les trois prochaines années?
Nous avons dépassé ce stade de se demander si c’est réalisable ou pas car c’est surtout vital et incontournable. Il ne s’agit donc même pas de choix politique mais d’une nécessité absolue. Le tout est de savoir si derrière les mots, on a bien compris ce que cela représente en termes de courage, de volonté, de cohérence et de sacrifices. Mais je le répète encore une fois, rien de cela ne pourra se réaliser de manière pérenne si on ne fait pas sortir la deuxième Tunisie au plus vite de son exclusion.
Quelles sont les mesures à adopter pour une sortie de crise, sachant que les indicateurs économiques sont au rouge?
Je dirais qu’au même titre que les trois choix précédents, un pays ne peut pas fonctionner non plus sans une bonne justice, sans le sentiment que la justice existe pour tous dans le pays. Sans justice on ne peut même pas construire de modèle économique, on ne peut même pas faire passer et faire respecter des lois. J’ajouterais aussi l’éducation, car si on n’améliore pas notre système éducatif, dans dix ans avec tous ces efforts, il n’y aura même pas une élite pour faire fonctionner la machine économique.
Avec le gouvernement Chahed, on assiste incontestablement à un renouveau générationnel en politique. C’est bien, mais les conditions de réussite sont bien plus nombreuses et complexes car sans regard porté résolument vers la deuxième Tunisie qui est structurellement exclue, rien de solide ne pourra être fait.
Dans ce paysage politique, en mouvement constant, quel bilan fait Joussour ?
On est tous positifs et optimistes chez Joussour sinon on ne serait pas à travailler ici tous les jours. Disons que si on compare notre transition avec celles d’autres pays, on est plutôt rassurés. Mais en revanche, quand on voit qu’au bas de la pyramide sociale il y a tant de souffrances alors qu’il existe tant d’atouts mal utilisés dans ce pays, on s’inquiète parfois du temps qui passe mais disons le clairement : on reste optimistes et surtout fiers de contribuer à aider notre pays.
Vous oubliez la “troisième force”, la “mafia” naissante qui gangrène le pays, corrompant les “élites” pour tisser ses réseaux et “asservir” les plus démunis pour asseoir sa puissance..
Khayam Turky: une tête bien pleine et bien faite … Mais des réponses ici un peu trop “contrôlées” pour amoindrir les énormes problèmes du pays. Un “optimisme” plutôt de façade pour ne pas gêner la gouvernance actuelle, me semble-t-il